La genèse de l’Unité pédagogique d’architecture de Grenoble : des origines à la programmation, de la programmation à l’architecture (1898-1978)
par Sibylle Le Vot,
Chargée de recherche, Cité de l’architecture & du patrimoine, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle
À ce jour, l’histoire de l’enseignement de l’architecture à Grenoble reste mal connue en dépit des efforts déployés par les chercheurs ces trente dernières années pour actualiser les connaissances relatives à la formation des artistes grenoblois[1]. La part consacrée à l’architecture dans ces travaux demeure néanmoins très marginale, si ce n’est inexistante. Il est pourtant significatif que la création de l’École régionale d’architecture de Grenoble (Erag), ancêtre de l’ancienne Unité pédagogique d’architecture de Grenoble (Upag) et de l’actuelle École nationale supérieure d’architecture de Grenoble (Ensag), trouve sa source à la fin du XIXe siècle dans la réorganisation des enseignements artistiques grenoblois. Avec ce texte, il s’agit donc d’amorcer un travail visant à remédier à cette lacune. Notre intention est, ici, d’esquisser à grands traits, à partir de recherches récentes et de sources d’archives inédites, différents moments de l’histoire de l’École d’architecture de Grenoble que nous jugeons décisifs : pour éclairer la genèse de l’Upag et de sa programmation, il est ainsi essentiel de présenter le contexte local dont elle hérite avec la naissance de l’Erag et les premiers temps de son existence.
Aux origines de l’Unité pédagogique d’architecture de Grenoble : la reconfiguration des enseignements artistiques grenoblois et la création de l’École régionale d’architecture, 1898-1927
La création de l’Erag constitue finalement l’aboutissement d’une reconfiguration des enseignements artistiques grenoblois entamée près de trente ans auparavant avec la nomination en 1898 d’un sculpteur local, Henri Ding (1844-1898), à la tête de l’École de sculpture architecturale fondée en 1831[2]. En effet, afin de remédier à la mauvaise perception qu’a l’administration des résultats de cette école municipale, Ding souhaite entreprendre la restructuration de l’institution – qu’il rebaptise alors École des arts industriels – en regroupant l’ensemble des formations artistiques dédiées aux ouvriers d’art jusque-là dispersées dans la ville.
Le décès brutal d’Henri Ding, à peine nommé, marque un coup d’arrêt à la réorganisation qu’il appelait de ses vœux. En ce début de siècle, une figure locale, Andry-Farcy[3], déplore d’ailleurs dans la presse que « la maladie du sommeil règne sur notre École des arts industriels »[4], De fait, le seul changement important intervenu avant la Première Guerre mondiale, réside dans l’installation en 1912 de l’école dans le quartier des facultés au 25, rue Lesdiguières. La construction par l’architecte Joseph Martin (1871-1931) du nouvel édifice inspiré de la Renaissance italienne, rendue possible grâce à l’obtention du legs d’une bienfaitrice décédée en 1908, Berthe de Boissieux (1846-1908), s’achève juste à temps pour que le bâtiment soit réquisitionné et transformé en hôpital auxiliaire à partir de 1914.
En définitive, il faut attendre 1922 pour qu’une véritable restructuration intervienne. À cette date, la municipalité de Paul Mistral, afin de redynamiser l’institution, décide de transformer l’établissement en école professionnelle d’art appliqué aux métiers[5]. Sur les cinq sections principales instituées au sein de ce qui est devenu l’École d’art industriel au singulier, la première est centrée sur l’architecture, le métré et la direction de chantier. Les bons résultats de cette section dite du « bâtiment », incite Louis Mion (1870-1941), directeur de 1922 à 1941, à créer une école régionale d’architecture en 1927, c’est-à-dire la septième créée en France[6]. Dès lors, deux institutions distinctes cohabitent rue Lesdiguières : l’École d’art industriel (composée de trois sections : arts décoratifs, bâtiment et art industriel), renommée École des arts décoratifs et du bâtiment en 1945, et l’École régionale d’architecture régie par le statut national de janvier 1903.
La situation de l’École régionale d’architecture de Grenoble avant la création de l’Unité pédagogique d’architecture : l’atelier Benoit face au « danger » d’un renouvellement pédagogique, 1927-1968
L’enseignement prodigué dans cette nouvelle école d’architecture étant similaire à celui de l’Ensba, on constate sans surprise l’instauration d’un enseignement du projet, absent avant cette date. Initialement porté par les architectes Pierre Pouradier-Duteil (1897-1961) et Paul Perrin (1873-1953), il fut assuré de 1934 à 1968 par Jean Benoit (1900-1976), un temps secondé par Fernand Kaminski (1906-1993). Membre titulaire du jury d’architecture de l’Ensba et architecte associé à Jean Bonnat (1904-1993) – lui-même directeur de l’Erag entre 1941 et 1956 –, Benoit exerça comme professeur et chef d’atelier en deuxième et première classes. À ce titre, il forma plusieurs générations d’architectes dans les locaux extérieurs de l’ancien Hôtel Majestic, puis de l’ancien Couvent de Sainte-Marie-d’en-Haut. Si durant près de trente ans, les enseignements restent sensiblement les mêmes, le corps enseignant s’étoffe doucement, pour suivre l’évolution progressive des effectifs étudiants qui passent d’une vingtaine d’élèves dans les années 1930 à plus de deux cents dans les années 1960[7]. Le décor étant posé : quelle est la situation de l’Erag durant les années qui mènent aux événements de 1968 ?

Fig. 2 _ Un groupe d’élèves architectes de l’Atelier Benoit dans les locaux de Sainte-Marie-d’en-Haut, photographie, n.d. © Archives Jean-Pierre Gay
Dès 1962, la nationalisation de l’école, souhaitée par la ville, est évoquée dans plusieurs échanges de courrier entre le maire de Grenoble, le Docteur Albert Michallon (1912-1975), les parlementaires isérois, Clément Bourne (1902-1984) et François Perrin (1914-1964), et le ministre des Affaires culturelles, André Malraux (1901-1976)[8]. L’une des conditions de cette nationalisation réside notamment dans l’attribution d’un lieu dédié spécifiquement à l’enseignement de l’architecture. Le lieu retenu à cet effet est l’ancien couvent Sainte-Marie-d’en-Haut situé en surplomb de la ville sur la colline du Rabot. Cet édifice du XVIIe siècle qui accueillait depuis quelques mois déjà l’Atelier Benoit ne se caractérisait toutefois pas par sa salubrité. André Zougs, massier en 1965, se satisfait ainsi des « vastes locaux » et du « site admirable » mis à la disposition des élèves, mais regrette que les dits locaux ne soient pas entretenus et énumère les problèmes d’entretien et d’hygiène rencontrés par les élèves[9]. Ce premier galop d’essai n’aboutit toutefois pas au résultat escompté, sans doute en raison du changement de municipalité intervenu en 1965. C’est finalement le musée dauphinois qui prend possession de l’ancien couvent à partir de 1968.
En avril 1967, Jean Benoit et Jean-Paul Lesterlin (1942-1979), massier cette année-là, s’en inquiètent auprès du nouveau maire de Grenoble, Hubert Dubedout (1922-1986). Ils expriment leur préoccupation face à la dégradation et à la précarité des conditions d’enseignement auxquels ils sont confrontés, alors que paradoxalement la situation de l’école est saine et témoigne de bons résultats pédagogiques. Ils s’inquiètent pour l’avenir de l’établissement, alors que, disent-ils, « l’enseignement de l’architecture en France est soumis actuellement à une profonde réforme, susceptible de promouvoir certaines écoles de province au niveau d’écoles nationales »[10]. Jouant les Cassandre, ils vont jusqu’à craindre que la ville ne perde son école d’architecture si elle ne s’engage pas. Ces avertissements semblent toutefois avoir été entendus, puisqu’à l’automne de la même année l’Erag emménage dans les locaux de la Faculté de médecine suite au départ de celle-ci sur le campus universitaire. La même année deux anciens élèves et assistants de Benoit, Jean Cognet (1932-2016) et Jean-Marie Pison (né en 1928), élaborent un avant-projet visant à l’aménagement de ce bâtiment qui jouxte celui de l’École des arts industriels et dans lequel l’école d’architecture restera jusqu’en 1978[11].

Fig. 3 _ De l’architecture, revue éditée par la masse de l’Atelier Benoit, 1966 © AMMG, fonds de l’École des beaux-arts
Les inquiétudes exprimées par Benoit et Lesterlin font écho à celles des élèves, puisqu’en 1966, une publication intitulée De l’Architecture et éditée par la masse de l’Atelier Benoit nous donne quelques indications sur l’état d’esprit qui les anime. Leurs écrits montrent qu’ils restent attachés à une forme d’enseignement traditionnel, mais qu’ils entrevoient la nécessité d’un renouvellement pédagogique. C’est ainsi que dans l’éditorial, Michel Grange (né en 1939) et Daniel Jaulmes (né en 1941), respectivement massier et sous-massier en 1966, s’inscrivent dans la continuité et la filiation de l’Atelier Benoit en faisant part à leur « Cher patron » de leur reconnaissance et de l’attachement qu’ils portent « à une forme d’enseignement qui a fait ses preuves », mais ils expriment dans le même temps leur « inquiétude quant à l’avenir de l’atelier, de l’école et de la profession »[12]. Jaulmes déplore également dans un article consacré à la réforme de l’enseignement de l’architecture : « On en parle beaucoup, personne ne l’a jamais vue ». Il ajoute que « l’école se trouve dans une impasse et tout le monde le sent très bien », et note que la « petite réforme » en préparation « permet d’adapter, d’évoluer, mais pas de transformer, ni de changer » à un moment où pourtant le monde de la construction fait face à de profonds bouleversements, tandis que le besoin d’un plus grand nombre d’architectes se fait sentir[13].
À mi-chemin entre la revue professionnelle et la plaquette promotionnelle, cette publication atteste du fait que les étudiants grenoblois pressentent le « danger » du renouvellement qui s’annonce et essayent de s’affirmer de manière différente et en opposition avec ce qu’il peut, par exemple, se passer dans le contexte parisien. En effet, l’édition de cette « plaquette-revue » est un moyen pour les étudiants de l’Atelier Benoit de prendre position stratégiquement en faveur d’une inscription locale : ils y promeuvent le travail des anciens de l’Atelier, dont l’audience dans les revues d’architecture nationales est dérisoire, mais qui sont susceptibles de les embaucher à l’issue de leur diplôme[14]. La réussite d’un architecte passant par les commandes qu’il obtient, c’est aussi un moyen de favoriser la visibilité de ces professionnels dans la commande locale, alors que Grenoble connaît des transformations importantes en raison de la tenue prochaine des Jeux olympiques de 1968 et de la construction de la ZUP de Grenoble-Échirolles. Cette ZUP cristallise d’ailleurs les discussions : une opposition se développe ainsi entre les idées défendues par les architectes locaux dans De l’architecture et celles défendues dans une autre revue critique, Forum, éditée sous l’égide des architectes et urbanistes parisiens de l’AUA, nommés pour réaliser la partie grenobloise de la ZUP.
Cet ancrage local explique peut-être que l’école de Grenoble n’ait en apparence pas été un élément moteur dans les événements de Mai 1968. Toutefois, elle y contribua et en fut transformée, puisque le 5 juin 1968, en l’absence de la majorité des étudiants, des drapeaux rouges furent tendus sur la façade de l’école, clivant le corps professoral et estudiantin. Cette même année fut créée l’Upag dont le soutien aux revendications de la « plateforme de grève » de novembre 1969, tout comme le souhait de développer un cadre commun d’intégration à l’Université et de s’insérer dans le circuit de la production du cadre bâti, sont affirmés dans un article plus tardif du Moniteur[15]. La transition entre l’avant et l’après 1968 ne fut pas simple entre les fidèles d’une pédagogie traditionnelle et les partisans d’un renouveau pédagogique. Néanmoins, l’Upag s’est reconstruite en supprimant la structure des ateliers et en remplaçant la majorité de ses enseignants. L’orientation pédagogique, longtemps indécise, reste marquée par l’organisation évolutive des études et la « pluralité des méthodes, comme des contenus et des enseignements »[16].
Les circonstances de la programmation de l’Upag ou l’enlisement d’un projet pédagogique, 1968-1973
Quelles sont alors les circonstances qui amènent à programmer la construction d’une nouvelle unité pédagogique ? Les choses s’enclenchent aux mois de juin et juillet 1969 avec la désignation auprès du Ministère de quatre architectes par un comité de gestion interne à l’école créé en 1968. Ce comité de supervision composé de Paul Chemetov (né en 1928), Anatole Kopp (1915-1990), Jacques Mati (né en 1940) et Roland Simounet (1927-1996) a pour tâche initiale de former un groupe d’études visant la construction de locaux provisoires sur le campus universitaire de Grenoble à Saint-Martin-d’Hères pour la rentrée 1969. Cet objectif premier est abandonné en faveur de la réalisation d’un nouveau bâtiment capable d’accueillir la jeune Upag. La conception de cette nouvelle école d’architecture devient dès lors prétexte à la mise en œuvre d’une démarche pédagogique. Kopp envisage dans une note datée du 24 juillet 1969 que : « La nouvelle école d’architecture de Grenoble ne doit pas être conçue comme l’œuvre des architectes désignés, mais comme le résultat réel d’un exercice pédagogique exécuté par les élèves de l’école. C’est en fonction de ce résultat qu’une méthode et une organisation doivent être imaginées. »[17] L’élaboration d’une programmation dans laquelle les enseignants et les étudiants puissent se reconnaître devient dès lors nécessaire et la participation des futurs usagers impérative. Pour cette raison-là, Kopp remet en question la collaboration des quatre architectes sans expérience de travail commun et propose la création d’une agence d’architecture interne à l’école au sein de laquelle les quatre architectes-conseils assureraient la direction des études, pendant que les élèves réaliseraient le projet au cours d’une année académique. Cependant, Kopp remarque que les normes juridiques et déontologiques s’opposent à une telle expérimentation[18].
La création de l’Association de pratique et de recherche opérationnelle de Grenoble (Aprog) durant l’année 1970-1971 peut être comprise comme une survivance de cette idée. Alors qu’une entité appelée Association de mise en pratique des études architecturales (Ampea) avait échoué peu avant à formaliser une proposition concrète, l’Aprog a pour fonction de conseiller le maître d’ouvrage lors de la conception de la nouvelle unité pédagogique et se présente comme un cadre de pratique opérationnelle pour les étudiants dont les statuts « lui permettent de gérer des contrats publics et semi-publics[19] ». Ces deux premières phases de travail sont la recherche d’une possibilité d’implantation et la définition du projet pédagogique. L’architecte suisse Jean-Paul Bergher (né en 1934) prend la main en tant que coordinateur technique et animateur du groupe d’études. Il sera le principal instigateur des manifestations et études menées en liaison avec les usagers de l’Upag qui passent notamment par l’organisation d’un colloque le 6 janvier 1971 dont l’ambition était de poser les premières bases d’une réflexion sur le sujet de la nouvelle école et de son projet pédagogique[20]. Les travaux de synthèse sont toutefois voués à l’échec en raison de l’impossibilité de faire aboutir un projet pédagogique, facteur essentiel pour établir la programmation et de la difficulté à intégrer la pratique opérationnelle à la formation spécialisée qui isole l’Aprog, comme aussi de la lenteur des démarches administratives.
L’enseignant Philippe Martel (né en 1935) remarque par ailleurs l’« existence de divergences profondes entre enseignants au sujet de ce que peut être l’architecte, donc [de] ce que peut être la formation », il ajoute que ces « divergences se retrouvent au niveau des étudiants » et fait également le constat que « des crises cycliques se produisent »[21]. La programmation est ainsi bien vite retardée par la volonté de prendre en compte la parole enseignante et étudiante et par le clivage qui en émane : d’abord entre les étudiants et les enseignants attachés à l’apprentissage technique d’un côté et ceux qui le condamne de l’autre, ensuite entre les étudiants et les enseignants partisans d’une « pédagogie risquée » et ceux fidèles à une pédagogie traditionnelle, et enfin entre l’Aprog et Jean-Paul Bergher[22].
Le ralentissement des études induit par ces tensions engendre la démission de Chemetov, Kopp et Simounet et interrompt durablement tout projet de construction. Entre avril et juin 1971, « l’état de dégénérescence de l’Upag »[23] conduit à la constitution d’une équipe composée de cinq sociologues extérieurs à l’école pour étudier les besoins qualitatifs et quantitatifs des usagers et appréhender le rôle fonctionnel de l’architecte. Cette tentative de médiation de la situation prend la forme d’une enquête qui avait pour objectif d’analyser la manière dont l’établissement avait évolué depuis 1968. Elle met notamment en évidence un problème lié au choix du lieu d’implantation de la future Upag. Alors que plusieurs arguments étaient avancés en faveur de la construction de l’école sur le campus, qui aurait permis un rapprochement physique avec l’université, l’établissement d’un lien entre l’enseignement de l’architecture et ceux des Sciences humaines et des Sciences dures ou avec la nouvelle UER d’urbanisme, l’Aprog explore parallèlement avec le Maire de Grenoble la possibilité de construire l’édifice au sein de l’ensemble architectural, urbain et paysager de la Villeneuve en construction au Sud de la ville. En tant que conseil du maître d’ouvrage, l’Aprog recommande cette dernière solution en dépit d’un coût plus élevé de construction et justifie cette décision par le « milieu ‘plus réel’ que le domaine universitaire », le « rapprochement avec les usagers » et le fait que « la ville est en train de sortir de terre, et, pour des étudiants en architecture, cela peut être fructueux, y compris au niveau de la pédagogie dans l’école[24] ». Sans qu’elle fasse l’unanimité, cette éventualité l’emporte en mai 1971, avant que la réalisation de la future Upag ne soit confiée à Roland Simounet (1927-1996). C’est aussi le moment auquel la municipalité grenobloise reprend la main sur le projet de construction du nouveau bâtiment après avoir été alertée par les syndicats professionnels sur l’état inquiétant de l’enseignement de l’architecture à Grenoble.
Une programmation pour légitimer l’implantation de l’Upag : unité pédagogique ou équipement intégré, 1973-1978 ?
Face à la situation inextricable à laquelle l’Upag fait face, la municipalité Dubedout offre son soutien ponctuel au ministère pour assainir la situation. La position municipale repose sur deux résolutions : en premier lieu la nécessité de faire intervenir un interlocuteur qui soit accepté par les enseignants et les étudiants pour appliquer une politique pédagogique structurée et claire, en second lieu la nécessité d’adopter une ligne pédagogique dans laquelle puissent cohabiter équitablement les sciences humaines, l’architecture et la technique[25].
La municipalité semble avoir obtenu gain de cause. Le 1er novembre 1971, la nomination d’un nouveau directeur, l’ingénieur Pierre Lavigne, élu conseiller municipal en mars de la même année, permet de débloquer les choses en raison de sa décision, souvent qualifiée d’unilatérale, de confier la mise au point de la programmation au sociologue Gérard Donati. Cette programmation établie en partenariat avec la Société d’aménagement du département de l’Isère (Sadi) en charge de la construction de la Villeneuve où la future unité pédagogique doit être implantée, fut conçue en trois étapes avec une concertation des personnels et des étudiants jugée insuffisante par beaucoup, ce qui engendra cinq ans plus tard une certaine opposition vis à vis de l’édifice construit. Les trois documents élaborés entre février 1973 et mars 1974 posent les fondements du programme et les grandes lignes devant structurer le projet futur[26]. Le contenu de ces différents documents fixait les orientations principales de la programmation générale qui avaient été élaborées en accord avec le ministère de la Culture et dans l’esprit de la réforme pédagogique de Mai 1968 en prenant en compte l’importance : du travail en groupe, de l’information à l’intérieur de l’UP, de l’ouverture au monde extérieur, de procurer de bonnes conditions de travail aux enseignants et aux étudiants.

Fig. 4 _ Premier principe organisationnel : groupe modulaire de base, extrait de Gérard Donati, Proposition de programmation générale de l’École d’architecture de Grenoble, note tapuscrite, 21 février 1973 © AAMG, 17 Z 90
Ces orientations se traduisent par l’affirmation de quatre principes organisationnels : les Groupes modulaires de base (Gmb), cellules de travail modulables pouvant accueillir entre 12 et 15 personnes ; l’agora, espace collectif et lieu de rencontre pour toute l’école (prévue pour 500 personnes), ayant pour fonction de remplacer l’amphithéâtre dont la forme traditionnel ne permettait pas l’échange voulu avec les étudiants ; l’espace « autocritique et critique », envisagé comme un espace diversifié permettant d’exposer et d’échanger, conçu comme un lieu que les étudiants pourraient s’approprier ; et les secteurs « production-consommation » collectives, lieux composés d’espaces communs et utiles à la pratique opérationnelle, comme à la recherche, sensés assurer la médiation avec le monde extérieur.
Nous émettons, ici, l’hypothèse que Donati a, consciemment ou non, calqué une partie de la programmation de l’Upag sur celles des équipements intégrés de la Villeneuve de Grenoble de manière à légitimer le contexte d’implantation de la nouvelle Upag. En effet, faisant écho au développement de la télévision par câble dans le contexte des équipements intégrés de la Villeneuve, l’une des idées défendues dans le programme consistait par exemple à développer une nouvelle pédagogie reposant sur la diffusion des cours par des canaux de diffusion télévisée interne à l’école. Une seconde idée tendant à rapprocher unité pédagogique et équipement intégré transparaît dans la volonté d’ouvrir l’école sur le monde extérieur : celle de faire de l’établissement un pôle d’animation socio-culturel à l’image de ce qui était attendu pour les équipements intégrés villeneuvois. Dans un cas, comme dans l’autre, le programme demeure cependant abstrait et peu bavard sur les moyens d’y parvenir.

Fig. 5 _ Vue extérieure de l’Unité pédagogique d’architecture de Grenoble, photographie, n.d. © AAMG, 3 FI 220
Il fallut attendre l’automne 1973 pour que succède à la phase de programmation et à l’obtention de la commande par Roland Simounet, une série de croquis de la main de l’architecte initiant le processus conceptuel du projet. Datées de septembre 1973 à septembre 1974, ces ébauches constituent un témoignage essentiel de cette première phase de conception, au cours de laquelle Roland Simounet élabore une trame linéaire à laquelle il ne dérogera pas par la suite. Coincé par un terrain sans relief situé à la charnière du quartier de l’Arlequin et du quartier des Baladins et par le cahier des charges de la Villeneuve imposant la présence d’un cheminement piéton public ininterrompu reliant l’ensemble des opérations, Simounet essaie de tirer le meilleur parti de ces contraintes et du programme fixé auquel il répond de manière quasi littérale, voire rigide pour certains, en proposant un plan en forme de T inversé. Ainsi, la structure interne de l’Upag, orientée au nord, se trouve organisée et compartimentée par une trame formée d’un jeu de lignes horizontales et verticales. Mais elle s’organise également autour de l’indispensable rue piétonne qui sillonne toute la Villeneuve de Grenoble et qui ici joue le rôle d’un axe de circulation traversant l’édifice de part en part. Inaugurée en 1978, la nouvelle école, aux accents brutalistes, reprend donc avec habileté, mais de manière parfois peu heureuse, les données du programme de 1973 en composant avec les quatre principes organisationnels initiaux.
[1] Voir en particulier les travaux de Reed Benhamou, « Art et utilité : les écoles de dessin de Grenoble et de Poitiers », Dix-Huitième Siècle, n° 23, 1991, p. 421-434 et les thèses de Marianne Clerc, Jacques André Treillard (1712-1794), peintre graveur, fondateur de l’école publique de dessin de Grenoble, Thèse de doctorat sous la dir. de Marie-Félicie Perez, Lyon, Université Lyon 2, 1992 et Candice Humbert, L’Élaboration d’une culture artistique régionale : Grenoble et ses artistes de 1796 à 1853, Thèse de doctorat sous la dir. d’Alain Bonnet et Marianne Clerc, Grenoble, Université Grenoble Alpes, 2016.
[2] Cette école est fondée par le Conseil municipal de Grenoble à l’instigation du sculpteur Victor Sappey (1801-1856) qui en fut le premier directeur. Elle est alors localisée rue des Dauphins dans les locaux actuels du Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère. Cf. Candice Humbert, « La Naissance des institutions et la formation des artistes à Grenoble », in Valérie Huss (dir.), Grenoble et ses artistes au XIXe siècle, cat. exp., Grenoble, Musée de Grenoble, 14 mars-26 octobre 2020, p. 16-29 [Gand, Snoeck, 2020].
[3] Ancien élève de l’École nationale des arts décoratifs, dessinateur d’affiche publicitaire reconnu, Andry-Farcy fut le conservateur du musée de Grenoble de 1919 à 1949. Cf. Helène Vincent, Andry-Farcy, un conservateur novateur : le musée de Grenoble de 1919 à 1949, cat. exp., Grenoble, Musée de Grenoble, 28 juin-11 octobre 1982 [Grenoble, Musée de peinture, 1982].
[4] Andry-Farcy, « On dort rue Lesdiguières : la maladie du sommeil règne sur notre École des arts industriels », Le Petit Dauphinois, 18 octobre 1913, Archives municipales et métropolitaines de Grenoble (AMMG), 1 R 133.
[5] École des arts industriels : projet de réorganisation, extrait du registre des délibérations, 28 mars 1922, AMMG, 1 R 131.
[6] Louis Mion, Création d’une école régionale d’architecture à Grenoble, note manuscrite, juillet 1927, AMMG, 1 R 131.
[7] Effectifs, 1941-1970, AMMG, fonds de l’École des beaux-arts, dossier 54 (cote provisoire).
[8] Voir notamment le dossier contenant les réponses des ministères et parlementaires à l’envoi d’un rapport daté du 7 juin 1962 et la note tapuscrite intitulée « Exposé de quelques arguments dont il pourrait être tenu compte pour une nationalisation souhaitée de l’École régionale d’architecture de Grenoble », juin 1962, AMMG, 39 W 28.
[9] André Zougs, Courrier adressé au maire de Grenoble, 18 mai 1965, AMMG, 1 R 135.
[10] Jean Benoit et Jean-Paul Lesterlin, Courrier adressé au maire de Grenoble, 6 avril 1967, AMMG, 1 R 135.
[11] Jean Cognet et Jean-Marie Pison, École d’architecture : avant-projet, 26 mars 1968, AMMG, 3 FI 334.
[12] Daniel Jaulmes et Michel Grange, « Éditorial : Cher Patron », De l’architecture, 1966, p. 4, AMMG, fonds de l’École des beaux-arts, dossier 45 (cote provisoire).
[13] Daniel Jaulmes, « La Réforme de l’enseignement de l’architecture », De l’architecture, 1966, p. 42, AMMG, fonds de l’École des beaux-arts, dossier 45 (cote provisoire).
[14] Les travaux des architectes Bernard Avesou, Maurice Blanc, Laurent Chappis, Jean-Marie Pison ou André Zanassi sont notamment étudiés.
[15] « État actuel de l’enseignement de l’architecture dans les “Unités pédagogiques” », Le Moniteur, 7 mars 1970, AN, 19900426/1.
[16] L’Enseignement de l’architecture, Paris, Grande Masse de l’École des Beaux-arts, 1973, p. 111.
[17] Anatole Kopp, Note tapuscrite, 24 juillet 1969, ANMT, 1997 017 3684.
[18] Ibidem.
[19] Aprog, Notice expliquant l’option d’implantation de la future Upag, note tapuscrite, 5 avril 1971, AN, 19900426/8.
[20] Jean-Paul Bergher, Notice préparatoire au colloque du 6 janvier 1971 sur le thème : projet pédagogique de la future Upag, note tapuscrite, 4 janvier 1971, AMMG, 17 Z 88-92 (anciennement coté 858 W).
[21] Philippe Martel, Autonomie pédagogique, note tapuscrite, mai 1971, p. 4, AMMG, 45 W 16.
[22] Aprog, Quelques aspects de la situation à l’Upag, note tapuscrite, 30 juin 1971, AMMG, 45 W 16.
[23] Aprog, Construction de la nouvelle Upag, note tapuscrite, 1er juin 1971, p. 2, AN, 19900426/8.
[24] Aprog, Quelques aspects de la situation à l’Upag, note tapuscrite, 30 juin 1971, p. 29, AN, 19900426/8.
[25] Rapport sur l’Unité pédagogique d’architecture de Grenoble, note tapuscrite, mai 1971, p. 5, AMMG, 45 W 16.
[26] Les trois documents cités sont : Gérard Donati, Proposition de programmation générale de l’École d’architecture de Grenoble, note tapuscrite, 21 février 1973 ; Gérard Donati, Proposition de programmation détaillée pour l’Unité Pédagogique d’Architecture de Grenoble, note tapuscrite, 9 mai 1973 ; Gérard Donati, Additif à la proposition de programmation détaillée de l’Unité Pédagogique d’Architecture de Grenoble, note tapuscrite, 12 mars 1974, AMMG, 17 Z 90 (anciennement coté 858 W).
[sommaire]