Robert Abirached : un prince du théâtre et un enfant de la balle…
Par Christopher MILES,
Directeur général de la Création artistique (ministère de la Culture)
Le 8 février 2022, dans le cadre de la rencontre organisée en hommage à Robert Abirached Portrait de l’artiste en directeur
Il y a un film formidable avec Jean Yanne et Guillaume Canet, qui s’appelle je crois « Je règle mon pas sur le pas de mon père ». Il montre à quel point, dans l’opposition comme dans l’adhésion ou la reconnaissance, nous sommes déterminés par nos ascendants…
J’éprouvais une immense admiration pour Robert Abirached. Quand je suis arrivé à la DMDTS[1], qui était encore Rue Saint Dominique, j’ai ressenti le besoin de le rencontrer, pour lui demander conseil alors que nous étions, avec Jean de Saint Guilhem, en train de réaliser une réorganisation majeure de cette direction. Il s’agissait de remettre les disciplines artistiques dans l’organisation de la direction, et donc de revenir en partie sur la grande réforme de Dominique Wallon[2], qui avait eu des grandes vertus, mais qui avait aussi en partie désarticulé la relation qui s’était développée pendant 50 ans entre cette mythique Rue Saint Dominique et les artistes, cette relation qu’avaient eu en ces murs Jeanne Laurent, Maurice Fleuret, Marcel Landowski, et … Robert Abirached.
J’étais allé à sa rencontre à la sortie du Conservatoire d’art dramatique, où il enseignait l’histoire du théâtre aux jeunes acteurs et actrices, ce qu’il fit pendant plus de 10 ans, bien après son départ de la Direction du Théâtre… Il avait pris le temps de déjeuner avec moi pour me parler de son expérience, avec une gentillesse et une modestie qui m’ont fait fondre, en dévorant ensemble un couscous dans un petit bistrot du 9e arrondissement.
Et puis par la suite, je l’avais invité à venir parler devant plusieurs collègues qui faisaient partie d’un groupe de réflexion collective sur la Culture animé par une de mes glorieuses devancières de son ouvrage majeur sur les politiques théâtrales, le Théâtre et le Prince, et ses deux volumes contrastés, l’un expliquant l’élan majeur qu’avait permis le ministère Lang I, l’ autre s’interrogeant sur la situation de blocage du « Système » du Théâtre à partir, disons, du début ou du milieu des années 90… qui correspond justement au moment de mon arrivée au ministère de la Culture, que j’ai voulu, que j’ai choisi, qui a depuis été toute ma vie et qui l’est encore aujourd’hui.
Alors, je vais essayer de dire ici les leçons que j’ai reçues de lui, directement ou indirectement, les principes qui m’inspirent encore, auxquels je me réfère quand je doute ou que je m’épuise, dans ce rôle parfaitement impossible de « directeur général de la création artistique », qui est une fonction qui suscite en général la perplexité de mes interlocuteurs tant elle ne paraît pas incarnée, comme pouvait l’être sous la troisième République celle de sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts…
Robert Abirached a été appelé par Jack Lang pour donner vie au formidable élan de la politique culturelle du Théâtre suscité par le quasi doublement des crédits du ministère de la Culture en 1982, à la suite du magnifique holdup réalisé par Jack Lang avec l’aide de Jean-François Chougnet dans les caisses de Bercy qu’on appelait alors la rue de Rivoli…
Universitaire, homme de lettres, spécialiste de Casanova, rien ne semblait le destiner à devenir un grand directeur d’administration centrale, et pourtant, il fut sans conteste après Jeanne Laurent le plus grand des responsables du secteur théâtral par sa vision, sa capacité à accompagner et imaginer, aux côtés d’un ministre qui était lui-même homme de théâtre, fondateur et directeur d’un festival qui a ensemencé toute la vie du théâtre, mais aussi ancien directeur du Théâtre de Jean Vilar, et qui connaissait donc fort bien tous les ressorts de la vie artistique, économique, sociale et juridique du théâtre…
De ces années de direction de « Abi » comme dit notre chère Josiane Horville, je retiens pour ma part les principes suivants.
Premier principe. On ne peut pas faire avancer le théâtre, dans le siècle dans lequel il est, sans connaître la place qu’il a tenu auparavant, comme utopie dans la société, comme lieu de liberté et de créativité, et aussi la place très spécifique qu’il occupe dans la société française depuis… disons au moins Molière, il y a 400 ans. On ne fait évoluer le théâtre que par la connaissance intime de son histoire esthétique et politique…
Car Robert Abirached avait bien compris que le théâtre est en France à la fois un art et un système, comme disait Raymonde Moulin de celui des arts plastiques, un art dont la place symbolique a toujours été infiniment supérieure à la place réelle qu’il tient dans les pratiques culturelles. Un système qui avance par à-coups, parfois dans l’opposition et la violence doctrinale (Vilar, Salazar, Déclaration de Villeurbanne) et dans la réinvention constante de son utopie, à mesure que les formes d’accès à la culture évoluent et se superposent.
Deuxième principe. On ne peut pas faire avancer le théâtre sans l’aimer et aimer ceux qui le font, dans leurs gratitudes comme dans leurs incertitudes, dans leurs doutes et dans leurs joies. Il faut se confronter à cette inlassable quête de ceux qui cherchent à lui donner une résonance avec les temps que nous vivons, que ce soit dans la forme (la mise en scène) ou dans le fonds (l’écriture). Il faut défendre avec ardeur cette émotion fondamentale qui nous ramène à notre humanité nue, quand le théâtre nous touche. Elle est peut-être plus rare que pour certains arts qui communiquent plus directement à nous par l’oreille (la musique) ou par le corps (la danse), mais quand ce moment de grâce arrive, il est d’une clarté, d’une beauté ou d’une intensité qui participe du rachat de notre condition mortelle je crois… Il faut toujours écouter ceux et celles qui cherchent. Robert Abirached avait non seulement parfaitement assimilé toute l’histoire du système politico esthétique du théâtre en France. Mais il était aussi et surtout un spectateur passionné, un lecteur vorace, un critique de haute volée, et même parfois un polémiste. Je m’en souviens toujours, car réfléchir au Théâtre, c’est d’abord le penser avec et pour celles et ceux qui le font.
Troisième principe. La politique du théâtre se réinvente en permanence dans notre pays à partir de la relation et de la médiation que le ministère de la Culture sait tisser avec les collectivités territoriales, à partir de la relation et de la médiation que le ministère de la Culture sait inventer entre le théâtre et ses publics, en perpétuel renouvellement.
Quatrième principe. Et inventer la politique théâtrale de demain repose donc sur le savant mélange de très vieux et immuables ingrédients (les lieux, ceux qui les servent, ceux qui les dirigent) avec les valeurs et les changements que porte chaque époque. Il faut repenser en permanence la manière de les combiner, sentir le vent de l’époque, n’avoir aucune nostalgie ni aucun tabou pour imaginer les nouveaux accompagnements : la politique théâtrale repose sur un fond de sauce immuable mais ses accommodements doivent sans cesse se renouveler. On n’accompagne pas les créateurs si l’on n’est pas soi- même un tant soit peu créatif dans la science inexacte de l’administration, autant géomètre que saltimbanque, voire parfois comme on dit aujourd’hui disruptif (on disait autrefois révolutionnaire).
Et on peut ainsi faire beaucoup avec peu (Jeanne Laurent) et beaucoup avec beaucoup (Robert Abirached).
Cinquième principe. Il y a une qualité de Robert que je voudrais avoir et que je n’ai pas encore réussi à maîtriser, mais peut-être y arriverai-je un jour moi aussi : c’était aussi un grand acteur, capable de vraies et de fausses colères homériques, c’était un grand comédien administratif, de manière innée chez lui. Ça se travaille… chez lui c’était naturel, je l’ai envié de ce don, qui lui permit aussi de régner sept ans sur la politique théâtrale, ce qui égale presque la durée du règne de dame Laurent qui fut, je crois, de huit années.
C’est un don que je m’acharne à polir, en relisant Diderot, en relisant Casanova, dont le génie de l’improvisation permanente avait dû certainement le nourrir.
Enfin je voudrais dire une dernière chose sur Robert Abirached : il fait partie de ces hommes qui n’ont en effet jamais cessé de jouer depuis l’enfance ; son regard a toujours porté une part d’enfance et je crois que s’il n’a aussi cessé de m’émouvoir et de me plaire, c’est bien qu’il n’a jamais abdiqué cette enfance en lui. La première fois que je l’ai vu, j’ai vu à la fois l’universitaire éminent, l’impressionnant directeur, mais aussi cet éternel gamin capable de s’étonner, de s’esclaffer, de blaguer, à l’insatiable curiosité.
Car d’une certaine manière, accompagner le théâtre, c’est accepter de jouer, encore et toujours.
Car créer, c’est toujours un peu revenir à l’enfance, disait je crois Jean Genet…
Merci Robert de vos leçons de théâtre.
[1] Direction de la Musique, de la Danse, du Théâtre et des Spectacles (ministère de la Culture et de la Communication)
[2] En 1998, la fusion des deux directions musique et danse d’un côté, et théâtre et spectacles de l’autre, s’est accompagnée d’une organisation en trois sous-directions (création et activités artistiques; enseignement et pratiques artistiques et formation professionnelle et entreprises culturelles), sans sous-directions autonomes pour les secteurs de la musique, de la danse et du théâtre.
[programme de la soirée en hommage à Robert Abirached]