Le Centre Pompidou. Les années Beaubourg
par Germain Viatte,
conservateur général honoraire du patrimoine, historien de l’art et commissaire d’exposition, ancien directeur du musée national d’art moderne : Le Centre Pompidou. Les années Beaubourg, paru en janvier 2007.
Vous l’avez compris. C’est une longue histoire et quel défi ! En ce qui me concerne, un premier aperçu fut proposé dans le petit ouvrage publié dans la collection Découvertes Gallimard en 2007, Les années Beaubourg. Le titre laissait supposer qu’une datation strictement chronologique était contestable, la conception de cette « machine » résultant de longues années préalables, depuis les visions du Front populaire à la réouverture du MNAM en 1947, et de l’envergure exceptionnelle de l’exposition des Sources du xxe siècle, 1961, à l’échec du Musée du xxe siècle, après le décès de Le Corbusier en 1965.
Ce parcours se cristallisait à la suite des crises de la fin des années 1960, s’appuyant sur de profondes transformations sociales et culturelles suscitant rejets et propositions, s’inscrivant dans un long basculement institutionnel. Il s’affranchissant enfin des pesanteurs habituelles, grâce à une mobilité constante des programmes proposés depuis 1967 par le Centre national d’art contemporain. Mon petit livre devait décrire les circonstances et les circonstances d’un fonctionnement fondé sur les concepts de départ, visant à restituer par tous les moyens le flux même du vivant. Une génération nouvelle d’ « utilisateurs », grâce à l’initiative d’un Président de la République ayant hâte de trancher, pouvait relever le pari, écarter la difficulté d’innover dénoncée dès 1972 par Claude Mollard, inventer et saisir de nouvelles opportunités. Elle allait légitimer des révoltes, bousculer les positions acquises, s’éveiller aux propositions du jour, ouvrir un horizon planétaire longtemps corseté.
Le Président Pompidou, pensant d’abord aux problèmes du Musée national d’art moderne et au monument qui, selon ses propos, pourrait symboliser à jamais une ère nouvelle pour la Nation, fut progressivement amené à intégrer et légitimer d’autres lieux, d’autres dimensions artistiques et culturelles, à inventer et saisir de nouvelles organisations institutionnelles. En acceptant l’organisation d’un concours d’idées ouvert à tous les architectes, il pouvait manifester une universalité immédiatement constatée par le nombre des candidats, 682 dont 191 projets français, 491 projets étrangers venant de quarante-six nations. La synthèse proposée par mon petit livre, tout en apportant quelques références architecturales mondiales, n’avait pas pour objet d’analyser la situation de la création dans ce domaine. Il faut signaler ici l’admirable travail de thèse récemment réalisé par Boris Hamzeian, qui permet de situer très précisément les conditions dans lesquelles l’agence Piano, Rogers et Franchini se constitua et comment elle fut encouragée par l’équipe d’Ove Arup and Partners, une participation absolument décisive à bien des points de vue, comme on le savait déjà, grâce à l’engagement de Peter Rice inventant le système des « gerberettes » en acier moulé. Ce travail éclaire enfin la conception progressive, les choix peu à peu établis de l’équipe de réalisation architecturale, avant même la décision prise de se présenter au concours. Hamzeian décrit une situation internationale des avancées technologiques au cours des années 1960, mais aussi l’invention d’un nouveau type de transmission culturelle éclatée, en général attribuée au groupe Archigram, mais qui dépasse de beaucoup ses interventions. Il découvre pour nous un débat idéologique expliquant les réticences de Richard Rogers vis-à-vis d’une proposition de caractère étatique. Relire cette histoire est significatif des enjeux signifiés et des solutions proposées par les architectes : un centre vivant d’informations au cœur de la ville. Évidemment la question ne s’arrête pas en 1977, alors que la conception du bâtiment se concrétisait dans la diversité des actions et des transformations possibles des espaces internes, comme de leur externalisation possible autour du plateau Beaubourg (L’Atelier Brancusi). Espérons que Boris Hamzeian puisse poursuivre son travail, en suivant les métamorphoses du lieu, dans ses bonheurs comme dans ses malheurs.
Ceci correspondait en fait à l’esprit du préambule du programme du concours. J’y souligne ce qui me paraît particulièrement révélateur. C’est de la littérature administrative mais elle est, je crois, un peu singulière. Tout à la fois prudent et généreux dans son caractère visionnaire, au cœur de Paris, non loin des Halles sur le plateau Beaubourg, un centre consacré à l’art contemporain, ainsi qu’une bibliothèque publique touchant tous les domaines de la connaissance, projet conduit comme on l’a dit par Jean-Pierre Seguin qui avait déjà préempté le terrain, cette décision prend une singulière valeur au moment même où, je cite, la notion traditionnelle de l’art et même celle de la culture semble mise en question . Il ne s’agit pas de dresser un bilan, si prestigieux soit-il, des collections d’art moderne, ni de faire un pari sur l’avenir, mais d’affirmer à travers sa richesse et même ses contradictions que la création sous toutes ses formes sensibles est devenue le langage le plus immédiat, je cite : le plus total de notre époque. Je continue de citer ce préambule : c’est en effet une grande originalité que la conjonction en un même lieu du livre, des arts plastiques, de l’architecture, de la musique, du cinéma, de la création industrielle. Le texte souligne ce point en disant : celle que la culture n’a pas encore annexée comme témoignage d’art et vous pourrez dire que l’informatique est déjà prévue en termes de surface dans le Centre, mais qu’il faudra attendre la Revue virtuelle de Christine Van Assche pour aborder les prolégomènes de la révolution de l’information. Le dernier paragraphe déclare :
Cette conjonction doit permettre de faire saisir au plus grand public, qu’en dépit des apparences, des apparences de liberté qu’affecte la création, l’autonomie, la hiérarchie des expressions de l’art sont fictives et qu’il existe entre les formes actuelles et les rapports de production dans la société un lien profond.
On dirait qu’il y a là quelques références à la pensée d’Henri Lefebvre, qui fut parmi d’autres l’un des inspirateurs du CCI. Pontus Hultén fut nommé en 1973 directeur du Musée national d’art moderne. Il le resta jusqu’en 1980. Les deux étapes de la programmation, celle destinée aux concurrents du concours et la seconde destinée à s’assurer ensuite de l’ « adéquation programme/projet », permirent d’établir sa conformité avec les intentions des futurs utilisateurs. Dès le 28 janvier 1970, j’avais rencontré Hultén et lui avais longuement soumis, lors d’un voyage d’étude en Scandinavie, nos orientations. Elles rejoignaient ce dont Pontus Hultén rêvait pour l’extension du Kulturhuset de Stockholm. Hultén trouva en arrivant deux projets importants qu’il eut plaisir en 1975 à introduire et à conforter, deux projets du Centre national d’art contemporain : l’exposition 20 ans de travail de Maïakovski dans les galeries de la rue Berryer et la rétrospective Max Ernst aux Galeries nationales du Grand Palais. Dans une phase préliminaire, il pouvait écrire, s’appuyant sur Maïakovski :
Cette exposition vient à point nommé car elle introduit d’une manière idéale la grande exposition prévue à Beaubourg en 1978, dont le thème est l’étude des relations entre la Russie, l’URSS et l’Europe, autour et à partir de trois villes, Moscou, Berlin, Paris.
Les difficultés d’organisation et l’ampleur des thèmes traités devaient conduire à l’étalement en plusieurs expositions de la formidable série, qualifiée parfois « ping-pong », s’achevant en 1981 avec Paris-Paris. Tout ceci n’avait de sens que celui donné plus que jamais par les artistes et tous ceux qui, à tous moments, les ont accompagnés. Pontus Hultén, avec ses propensions anarchistes, affirma d’emblée la dimension ludique de l’entreprise, au sens large et positif du terme, incluant autour de l’art, la vie sociale et ses conséquences générales. Entraîné par ses amis artistes groupés autour de Jean Tinguely pour l’extravagante aventure du Crocrodrome, il affirmait d’emblée le rôle introductif de cet espace, le forum, cœur inspiré de l’ensemble du bâtiment. Le CCI, sous la houlette de François Mathey et de François Barré, manifestement inspiré par « l’esprit de 1968 », dans la diversité de ses expositions et plus encore dans celle de sa revue Traverses, constituait un contrepoids stimulant, avec des manifestations sensibles, telle La ville et l’enfant, ou savantes et extrêmement stimulantes comme Le temps des gares, « tours de Babel des temps modernes » disait Jean Dethier. Alors qu’il était prévu au départ de ne présenter au public qu’une sélection d’objets significatifs, j’ai toujours pensé qu’il lui fallait constituer une collection dans les domaines du design et de l’architecture, ce qui fut plus tard accompli. Toujours soutenue par Pontus Hultén, l’équipe des conservateurs à laquelle j’appartenais, poursuivit son désir de rattraper le temps perdu sur tous les plans, documentation, collection, exposition, avec le sérieux qui s’imposait, en articulant la diversité et l’ampleur des champs considérés.
Pour conclure, en hommage à Robert Bordaz, je voudrais citer ces mots de Peter Rice : « Le client, c’est-à-dire l’organisme chargé du contrôle du projet, montra en la personne de son président Robert Bordaz, un remarquable sang-froid face à tous les doutes et à tous les scepticismes. Il nous protégea sans relâche contre les critiques et jamais ne nous demanda de nous arrêter. C’était une attitude extraordinaire, compte tenu du statut respectif des protagonistes, d’un côté toutes les grosses pointures de l’industrie française, de l’autre nous, un groupe de jeunes étrangers quasiment dépourvus de références. Le client sut résister à toutes les pressions et nous donner l’espace et le temps nécessaires à la maturation de notre projet. Nous avons commencé à négocier sérieusement avec Krupp, afin d’être bien sûr que le principe du projet serait assimilé et d’obtenir une estimation financière précise. Pendant ce temps, les industriels français s’avisaient enfin qu’il pouvait être intéressant de mettre réellement le problème à l’étude, mais nous avons préféré continuer avec Krupp et le client de même ». Ce fut pour Robert Bordaz une première bataille mais, on le sait, ce n’était pas la dernière.