Beaubourg et les concours d’architecture

par François Chaslin,
architecte et historien de l’architecture, membre du Comité d’histoire du ministère de la Culture, Centre Pompidou, 30 novembre 2022.

 

Pascal Ory avait, lors de notre première séance, insisté sur l’intérêt qu’il y aurait à situer le concours de Beaubourg dans une perspective, une continuité historique. Je me suis proposé de le faire. Je vous parlerai de quelques compétitions qui l’avaient précédé et de la trace singulière qu’il avait laissée, lui, cet événement de 1971, dans la mémoire des architectes de nos générations.

C’est un picorage que j’ai entrepris dans ma mémoire et dans quelques ouvrages (un premier colloque international sur les concours d’architecture en Europe entre les XV° et XXI° siècles se tenait ces jours-ci à la Cité de l’architecture mais je n’ai pas pu m’y rendre). Pressentant que cette question des concours d’architecture était apparue en France à la fin de l’ancien régime, j’ai commencé par jeter un œil dans l’Encyclopédie, “mise en ordre et publiée par MM. Diderot et d’Alembert”. Je m’étais fourvoyé, bien que l’architecte Jacques-François Blondel lui ait donné quelque cinq cents notices. On ne trouve qu’un seul article qui y soit consacré à la question des concours, il s’agit d’un “concours pour les curés”, c’est-çà-dire d’un examen que faisaient en ce temps-là les évêques de quelques provinces, “à l’effet de connaître” qui serait “le plus digne et le plus capable de remplir une cure vacante”.

Le mot ne figure pas, dans cette acception, dans le dictionnaire de Furetière édité (posthume, en 1690), ni dans la première édition (1694) de celui de l’Académie française. Il apparait dans celui-ci en 1718, 1740, 1762 et 1798 avec la même définition : Action par laquelle on concourt. “On dit : Mettre au concours une chaire de théologie, de droit, de médecine, etc., pour dire Les mettre à la dispute entre plusieurs prétendants, pour les donner à celui qui aura le plus de capacité.” Même si le mot est d’un usage avéré, il faut attendre l’édition de 1835 pour voir le figurer plus pleinement dans le sens que nous lui donnons ici :

[Concours] se dit également en parlant de plusieurs personnes qui disputent de talent, de mérite, etc., pour un prix, une place, etc. Ouvrir un concours. Mettre au concours une chaire de droit, de médecine, etc. Se présenter au concours. Etre admis au concours. Concours de peinture, de sculpture, etc. Le concours annuel des élèves de l’université. Il obtint le prix d’honneur au concours de telle année. Les compositions du concours. Le programme du concours ouvert par une académie. Les ouvrages envoyés, présentés au concours. Le concours restera ouvert jusqu’à telle époque, sera fermé à telle époque. On dit dans un sens analogue Mettre au concours l’exécution d’un monument, d’une statue, d’un tableau, etc.

La mise en concurrence des artistes ou des architectes par un commanditaire, un souverain par exemple, est sans doute très ancienne. Vient communément à l’esprit le concours qui à Florence, en 1401, organisé par l’Arte di Calimala, c’est-à-dire la corporation des marchands de drap et de laine, avait opposé Filippo Brunelleschi, Lorenzo Ghiberti, Jacopo della Quercia et quelques autres pour le baptistère de Santa Maria del Fiore (on a jugé que c’était l’acte de naissance de la Renaissance). Et surtout celui d’août 1418 pour la construction du dôme de la même cathédrale, qui fut achevé une dizaine d’années plus tard. Il opposait à nouveau Brunelleschi et Ghiberti.

Plus près de nous, l’affaire du Louvre. Colbert s’impatientait devant les hésitations de François Mansart et la profusion de dessins inachevés qu’il lui soumettait (“Il y avait partout deux ou trois pensées différentes à choisir, a écrit Charles Perrault, l’auteur des Contes, commis du surintendant, l’une marquée avec du crayon, l’autre avec de l’encre, et l’autre avec de la sanguine”). Il s’était donc tourné vers Rome et en 1664 avait consulté plusieurs Italiens : Pietro da Cortona, Francesco Borromini, Carlo Rainaldi, un certain Landiani et Gian Lorenzo Bernini, dit Le Bernin. Tous sauf Borromini (qui se désista), envoyèrent des dessins en juillet. Apprenant cette mise en concurrence, Bernin se fâcha, continua quand même, soumit un premier projet proposant une arcade devant les ordonnances de la cour de Lescot et la forte rotondité “baroque” de la façade Est. Puis un deuxième projet, refusé. Il reçut l’invitation à venir à Paris avec neuf accompagnateurs en juin 1665, un épisode qu’a raconté Paul Fréart de Chantelou dans son Journal de voyage du Cavalier Bernin.

Mais sa personne déplaisait. Dès l’été, on parlait d’un rejet de ses propositions et la rumeur courait que des Français travaillaient à de nouveaux plans. Chantelou notait qu’il y avait du “refroidissement” pour ses dessins. Puis que le Roi était lui-même “refroidi”. Puis qu’il y avait “une grande cabale des architectes contre le Cavalier”. L’architecte romain fit un troisième projet (ici gravé par Jean Marot), qui parut adopté. On en posa la première pierre le 17 octobre. Le Bernin retourna à Rome avec son équipage avant les frimas (partis le 20 octobre, ils arrivaient le 3 décembre, six semaines plus tard). En janvier 1666, il envoyait un quatrième projet, accompagné de deux maquettes aujourd’hui perdues, qui fut rejeté à son tour. Claude Perrault, frère de Charles, finit par soumettre en 1667 le projet de colonnade, qui devait être adopté.

On peut dans une certaine mesure parler ici de concours, mais il s’agissait du genre que l’on pourrait dire “sur invitation” pour employer un vocabulaire contemporain. Rares étaient les procédures que nous dirions “ouvertes”, c’est-à-dire d’accès libre. Il exista pourtant, au dix-huitième siècle, divers concours mémorables : celui de 1750 pour la place Louis XV, 90 projets, 19 en 1753 au second tour (Ange-Jacques Gabriel en compila les éléments pour son projet, qui ne fut achevé qu’en 1772). Ou celui de 1787 pour la Caisse d’escompte remporté par Jean-Thomas Thibault (je donne ici la proclamation des résultats dans le Journal de Paris en mars 1789, et une partie du projet d’Alexandre-Théodore Brongniart).

Il s’organisait aussi des sortes de concours d’idées : par exemple les concours académiques. Ainsi l’Académie de Besançon avait-elle lancé en 1769 et 1770 un concours sur le thème : “Quels sont les embellissements dont la ville de Besançon est susceptible ?” Il fut à l’origine des développements ultérieurs de la ville. On comptait 15 concurrents, l’un des lauréats fut Claude Joseph Alexandre Bertrand qui devint architecte-voyer de la ville (les deux projets de cet architecte que je montre ne sont pas ceux du concours d’embellissements, et je ne les présente qu’à titre indicatif : projet de l’hôpital Saint-Esprit et plan-projet de la nouvelle place Saint-Pierre “à supposer la construction de l’église derrière les maisons qui font face à la rue des Granges”, 1777).

On pourrait mener une archéologie des concours et de leurs règlements car il en est resté plusieurs, qui avaient été imprimés, même si les projets ont souvent disparu. Le 25 novembre 1792, une “députation d’artistes” avait présenté une pétition à la Convention nationale pour qu’elle ordonne “au génie de sortir de la solitude où l’intrigue le tient enchaîné”, et qu’elle préserve “les arts et les artistes du contact ministériel”. Elle était assez précise quant aux procédures : “Alors vous verrez éclore les idées les plus brillantes.” Les pétitionnaires exposaient :

Nous demandons à la Convention nationale : Que de suite elle ouvre un concours pour l’érection d’une salle nationale destinée à recevoir l’assemblée des représentans de la République avec les comités, les archives & l’imprimerie attachée à cette Assemblée, & ce, dans des bâtimens nationaux déja existans, sans en affecter aucun particulièrement; Qu’elle ordonne à son comité d’inspection de la salle de dresser, dans un court délai, le programme, nécessaire pour mettre les artistes à portée de concourir; Qu’elle ordonne au ministre de l’Intérieur de tenir à la disposition des artistes, & dans des édifices publics, au moins six copies des plans des châteaux des Tuileries, du Louvre, & des bâtimens accessoires, avec liberté aux artistes d’en lever des copies ou des calques; Que ces plans, ainsi que leurs échelles, seront certifiés véritables & fidèles par les architectes chargés en chef des bâtimens du ci-devant roi; Que ce concours sera fermé à l’époque du premier janvier prochain fixe; Que les concurrens joindront à leurs plans un devis ou apperçu des dépenses qu’entraîneroit leur exécution; Que ces plans porteront une devise & seront remis  seront remis cachetés, soit au comité d’inspection de la Convention nationale, soit au ministre de l’intérieur; Que la Convention défende aux concurrens de signer, ni leurs plans, ni leurs devis, à peine de réjection; & leur enjoigne d’y joindre un paquet cacheté, contenant leurs noms & leur demeure, & sur l’enveloppe duquel ils apposeront la même devise que celle apposée sur leurs plans; Qu’à l’époque de la fermeture du concours, de non plus tôt, pour déjouer l’intrigue & éviter les sollicitations, elle nommera des examinateurs, qui, dans un délai quelconque, lui feront un rapport, d’après lequel elle prononcera.
Signé Muly, Lemoyne, Gantellet, Poissenel.

Les concours dits de l’an II comptent sans doute comme les premiers exemples de concours d’accès libre et sous couvert d’anonymat. Ils furent organisés dans une période, “l’an II” (qui commence le 22 septembre 1793), où s’était effondrée la commande architecturale, notamment du fait du départ des émigrés et où, après la suppression des académies le 16 août, il n’y avait plus de prix de Rome. Il a été jugé tard (au printemps 1795) à cause des événements de Thermidor et de l’emprisonnement de David, l’un de ses organisateurs, qui dura jusqu’au 4 brumaire an IV (26 octobre 1795).

On avait donc organisé en l’an II vingt-cinq concours, dont quinze en architecture. Y avaient afflué quelque 420 projets, 207 en architecture pour environ 100 candidats et 41 prix. Nombre de ces projets ont été égarés, Werner Szambien en a retrouvé çà et là, à L’Ecole des beaux-arts, à Carnavalet, etc… Et il a publié deux imprimés : un rapport sur les projets couronnés, daté du 29 Messidor de l’an III (17 juillet 1795), et le catalogue de l’exposition anonyme des dessins. Cet historien a estimé que c’était là la “naissance de l’accès démocratique à la commande publique”.

Parmi les sujets qui avaient été mis au concours figuraient des arcs de triomphe, colonnes pour le Panthéon, arènes couvertes, monuments pour la place des Victoires, temples à l’égalité, projets d’architecture rurale, assemblées primaires, temples décadaires, maisons communes, etc… aussi prisons et maisons d’arrêt, théâtres nationaux, bains publics. Je montre ici la liste des lauréats dans les diverses catégories et un certificat qui fut donné à Durand et Thibault pour le prix qu’ils avaient obtenu dans la catégorie Temple dédicatoire.

Les projets étaient anonymes. Ils devaient paraître derrière une devise qui permettait d’en retrouver les auteurs. Voici quelques-unes d’entre elles. Dans la catégorie Arcs de triomphe : “Mourir pour la patrie, c’est vivre à l’immortalité”, “Un prix égal est acquis d’avance à chacun des concurrents, c’est le plaisir d’avoir travaillé pour la patrie”, “L’âne trouve autant de plaisir à braire que le rossignol à chanter”. Dans la catégorie Prisons : “Après le bonheur d’être utile”, “Pour la sûreté et la vengeance nationale”. Dans la catégorie Théâtres nationaux ces deux alexandrins : “Le nocher dans son art s’instruit pendant l’orage, il n’y devient expert qu’après plus d’un naufrage”.

Et voici quatre d’entre ces projets. Antoine Voinier, Projet d’un monument en l’honneur des quatorze armées de la République. Alexandre-Théodore Brongniart, arc triomphal et révolutionnaire des sans culottes républicains français vainqueurs par les armes et la hache nationale des despotes et des traitres. Louis-Joseph Bernard, projet d’Odéon. Bonnet, Temple à l’égalité :

Sur le sommet d’un roc est un temple, simple par sa décoration, fort par sa forme et son empâtement. De droite et de gauche sont taillés dans le roc des chemins qui, par les figures qui les terminent, seraient appelés chemin de la Vertu et chemin de la Raison. […] Au bas de ce roc est une caverne où sont enchaînés le Crime et la Tyrannie.

Le rapport du jury fournit la répartition des prix, pour un total de 109 000 livres : prix en termes pécuniaires, entre mille et sept mille livres, en un cas l’exécution du projet (le temple à l’égalité de Durand et Thibault) et, pour neuf d’entre eux, l’exécution d’un modèle en relief de leur projet.

Voici encore un avis de concours, un peu plus tardif, avril 1796 : Appel aux artistes “pour la construction d’un autel de la patrie qui soit digne de ce nom, pour l’érection d’un monument sur la place des Victoires nationales et pour l’embellissement des places Vendôme, de la Concorde, de l’Indivisibilité [la ci-devant place Royale, aujourd’hui place des Vosges] et de la Bastille. Le concours sera ouvert jusqu’au premier Thermidor prochain, les plans seront remis avant cette époque au ministre de l’Intérieur.” Floréal an IV.

Dans la mémoire des architectes, un autre concours est resté célèbre, celui relatif au tombeau de Napoléon sous le dôme des Invalides. Sur proposition de Louis-Philippe, il avait été voté en mai 1840 un crédit d’un million de francs pour le transfert des cendres de l’empereur. La frégate La Belle Poule avait appareillé en juillet pour Sainte-Hélène. Elle était de retour à Cherbourg le 30 novembre, le cercueil était transbordé à bord du vapeur La Dorade qui accostait à Courbevoie le 14 décembre. Et le fastueux char que l’on sait traversait Paris jusqu’aux Invalides le 15 décembre par un froid glacial de moins dix degrés. Victor Hugo écrivit dans Les Rayons et les Ombres quelques vers fameux :

Ciel glacé ! soleil pur ! Oh ! brille dans l’histoire !
Du funèbre triomphe, impérial flambeau !
Que le peuple à jamais te garde en sa mémoire
Jour beau comme la gloire,
Froid comme le tombeau.

Un concours d’architecture avait été organisé en avril 1841. 81 projets étaient exposés aux Beaux-Arts en novembre, une exposition que nous restitue à sa manière une estampe de Clément Pruche. “Vois-tu, Gringalet, tous ces farceurs-là ont trop de génie !… C’est embarrassant ! … pour choisir le meilleur projet, on sera forcé de les casser les uns contre les autres ! … et le dernier qui restera … adjugé ! …” On peut remarquer, sur le socle des maquettes, les dessins encadrés, et sur l’un d’entre eux, à droite, le programme du concours.

Parmi ces projets, longuement analysés par César Daly dans sa Revue générale de l’architecture dont c’était la deuxième année, on connaît notamment ceux d’Henri Labrouste et de Victor Baltard. Et le choix fut fait en mars 1842 entre Baltard et Louis Visconti, qui l’emportait. La réalisation fut extrêmement longue et transfert ne put avoir lieu qu’en avril 1861, Visconti était mort sept ans plus tôt, en décembre 1853.

Les jugements de Daly furent méticuleux : cinquante-huit colonnes soit vingt-neuf pages en trois livraisons de la revue. J’en retiens la conclusion, très critique à l’encontre de l’administration.

Jamais des artistes ne furent appelés à traiter un plus beau sujet de composition. Quelle excitation pour ces natures impressionnables et enthousiastes. Jamais un public ne fut plus disposé à encourager leurs efforts, à applaudir à leurs succès. Jamais non plus une administration n’eut aussi belle occasion pour montrer au grand jour son respect pour sa propre dignité, sinon son amour pour les arts, dont la direction et en quelque sorte l’avenir lui étaient confiés. Et qu’est-il advenu de tout cela ? un concours avorté, un découragement et un dégoût général, une méfiance profonde, et une sourde colère qui gronde tout bas contre une administration qui a compliqué et annulé un élan généreux, qui a flétri l’espoir des artistes, qui a brisé dans leurs mains un glorieux rayon qu’ils voulaient attacher à la brillante couronne de la France intelligente.

Et j’y ajoute en guise d’hommage personnel et confraternel à César Daly :

Qu’il nous soit permis d’ajouter que le travail que nous terminons ici est un des plus pénibles que nous ayons entrepris; la fonction du critique consciencieux est toujours ingrate et pénible, quelle que soit la spécialité à laquelle il s’adresse; mais celui-là surtout est cruellement éprouvé, qui s’attache aux travaux d’art.

On pourrait parler de quantité d’autres concours. Par exemple celui de 1843 pour la restauration de Notre-Dame, avec trois ou quatre concurrents, qui fut remporté par Viollet-le-Duc et Jean-Baptiste Lassus. Celui de 1848 qui n’était pas architectural, un concours pour un monument à la République, ou pour “la figure symbolique de la République”, lancé dans Le Moniteur universel le 18 mars 1848 : les esquisses devant être déposées à l’École des beaux-arts entre le 1er et le 5 avril, date ensuite repoussée au 10. Jury tumultueux, désastreux, des dizaines de candidats, 125 esquisses retenues, trois finalistes puis vingt. Le concours fut finalement annulé à l’automne.

Le concours pour l’édification d’un nouvel opéra est un des hauts moments du Paris du Second Empire et il est resté célèbre du fait du triomphe d’un grand style fastueux que l’on sait mais peut-être surtout parce que s’y étaient opposés Garnier et Viollet-le-Duc. Il compte aussi comme une étape dans la réflexion sur les concours d’architecture publique.

Haussmann avait fait dégager une place rectangulaire, étudier par Charles Rohault de Fleury, “architecte de l’ancien opéra”, les îlots alentours et leurs façades et exproprier les terrains. Les frères Péreire finançaient le lotissement et le Grand Hôtel était inauguré en 1862. Sur sa lancée, Rohault avait dessiné plusieurs projets pour le nouvel opéra lui-même. Mais, fin 1860, le comte Walewski remplaçait Achille Fould au poste de ministre d’Etat et de la Maison de l’Empereur. Il préféra organiser un concours qui fut lancé le 29 décembre 1860, à peu près sans programme précis dit-on. Un mois pour le rendu, le 31 janvier, 171 projets, tous exposés au Palais de l’industrie, reliquat de l’exposition de 1855. 43 projets, puis 17, dont 5 furent sélectionnés en février, aucun n’étant jugé “suffisamment complet pour que le prix d’exécution pût lui être décerné”. Viollet-le-Duc était écarté. C’est pourtant lui qui avait lancé l’idée. Léon Ginain, auteur de la Faculté de médecine, était classé premier, puis Alphonse-Nicolas Crépinet et Alphonse Botrel, le vieux Garnaud (Antoine-Martin Garnaud, qui mourut l’année suivante), Joseph-Louis Duc, et enfin Garnier cinquième, dont le projet, selon l’usage, était abrité sous une devise, en l’occurrence un vers du Tasse :

Bramo assai, poco spero, Je désire beaucoup, j’espère peu.

Duc s’étant retiré, Garnier essaya de faire équipe avec Ginain. Un programme de cinquante pages était remis aux concurrents le 18 avril. Le lauréat était proclamé le 29 mai : Ginain était rétrogradé, Garnier devenait premier. Du premier projet de Garnier, on ne possède plus qu’une esquisse. La comparaison avec le plan définitif témoigne du prodigieux travail de mise au point.

Charles Garnier avait 35 ans, il avait été prix de Rome à 23 ans. Sa veuve rapporta plus tard la réaction de l’impératrice, fâchée du choix :

Aussi arriva-t-elle d’un air raide et peu satisfait. Et d’un ton bref, tandis que l’Empereur, discrètement, disait : C’est bien, c’est beau, c’est très beau !, elle dit amèrement : Qu’est-ce que c’est que ce style là ?… Ce n’est pas un style ! … Ce n’est ni du grec, ni du Louis XVI, pas même du Louis XV… !  – Non, dit Charles, ces styles-là ont fait leur temps… C’est du Napoléon III ! Et vous vous plaignez !”

Deux ans plus tard, Viollet critiquerait dans la Gazette des architectes un projet dans lequel la salle lui semblait faite pour l’escalier et non l’escalier pour la salle (cela rappelle un peu le Centre Beaubourg) et un “empilage de décorations”.

Une des conséquences immédiates de cette affaire fut la revendication, dans les milieux architecturaux, que les concours se multiplient. En même temps qu’il publiait en vingt planches divers projets du concours, façades gravées et plans, César Daly écrivit dans la Revue générale un article de dix-sept pages, trente-trois hautes colonnes, très argumenté.

Nous demandons, écrivait-il, les concours comme l’indispensable moyen de constater périodiquement et complètement les mouvements de la pensée architecturale.

Tout le monde avouera sans doute qu’il est de la plus haute importance de constater périodiquement quelle a été la marche des diverses écoles d’architecture. Or, sans les concours, ces grands jeux olympiques de l’art, quels moyens avons-nous de reconnaître cette marche ? Le spectacle des nouveaux monuments publics ? Mais il faut de longues années pour les mener à fin, pour qu’on puisse les voir dans leur intégrité, tels que les auteurs les ont conçus. Suffit-il de consulter les maisons qui se construisent par cent et par mille ? Mais la plupart des maisons ont avant tout et surtout pour objet un placement avantageux d’argent.

Est-ce à l’École des beaux-arts, où combattent de jeunes élèves dans des esquisses hâtivement tracées; où se combattent plus tard les maîtres, à travers les élèves, dans le rendu ou l’esquisse élaborée ? Ces conditions imparfaites peuvent-elles nous initier au travail de transformation incessante qui s’opère dans la pensée architecturale de la France et du monde ? A coup sûr, les expositions de l’École ont bien leur intérêt. On y voit germer plus d’une idée nouvelle et inattendue, plus d’une interprétation qui ne descend point en ligne directe de l’enseignement officiel, et que le professeur surpris s’efforce en vain d’y rattacher. Ces déviations, parfois heureuses, que le système ne peut comprimer, constituent et maintiennent une certaine originalité dans l’École malgré la gêne d’un enseignement un peu étroit. Mais ce n’est pas l’Ecole, ce ne sont ni les esquisses des élèves ni ces esquisses plus tard développées et étudiées sous la direction et à l’aide du conseil des maîtres, qui peuvent manifester le mouvement de la pensée artistique et nous en donner le tableau général.

En résumé, si ce n’est ni dans les monuments publics, si lentement construits même dans ce temps d’activité fébrile, ni dans les maisons d’habitation forcément condamnées à une certaine vulgarité, ni à l’École des beaux-arts qu’il faut chercher cette manifestation, où donc peut-on espérer de la rencontrer, non à l’état partiel ou par fragments successifs, mais immédiatement dans son ensemble, tous les systèmes réunis, avec le tableau de leurs contrastes, de leurs harmonies et de leurs discords ? Le lecteur l’a déjà dit avant que j’aie le temps de conclure : évidemment c’est dans le concours public [ces deux mots en capitales].

C’est dans ces années 1870 que les architectes français commencèrent à en appeler plus vivement à la procédure des concours. On s’interrogea longuement lorsqu’il fallut reconstruire l’hôtel de ville de Paris, incendié sous la commune. Les experts, les conseillers municipaux, l’administration, les architectes : Duc, et même Garnier était contre : un projet trop contraint, trop compliqué, trop long. La presse était pour. Un concours fut organisé, 70 concurrents, 19 d’entre eux seulement restant dans les limites du site alloué. Théodore Ballu et Édouard Deperthes l’emportèrent.

Pour un nouvel Opéra-Comique, en 1889, les hésitations du jury et de l’administration entre les projets de Lockroy et Crépinet, leurs revirements, les tribulations compliquées du choix d’un architecte firent l’objet d’articles de Paul Planat dans La Construction moderne.

Que diable ! Vous connaissez bien les architectes et vous devez savoir que l’intégrité et la droiture font partie de leur honneur professionnel” lui répondit Garnier au nom de la Commission des bâtiments civils.

Un concours était alors voté par la Chambre. Lancé en 1893, il attirait 88 candidats, et était remporté par Louis Bernier.

Il convient de revenir un peu en arrière pour inscrire cette question dans une pratique très ancrée dans la formation des architectes, le concours, notamment celui du grand prix de Rome.

Voici quelques gravures extraites de l’ouvrage d’Alexis Lemaistre, L’École des beaux-arts dessinée et racontée par un élève, illustré de soixante gravures hors-texte, 1889. A commencer par la planche intitulée L’architecte est l’élève le mieux mis de l’école. Suivi par un détail de cette autre : Le projet. Et de ces deux enfin : L’architecte en loge et En loges pour le concours d’esquisses (il s’agit ici de peintres, et d’architectes en 1912 à l’école régionale de Rennes).

François Blondel, dans sa préface au Cours d’architecture (1675-1683) avait noté que

pour donner plus de courage et de passion dans cet art, Sa majesté a ordonné qu’il y soit de temps en temps proposé des prix pour ceux qui réussiront le mieux. Elle choisira un bon nombre qu’Elle enverra ensuite à ses dépens à Rome.

Il s’agissait d’une récompense, pas encore d’un concours.

C’est Antoine Desgodets qui organisait en 1720 le premier concours du prix de Rome, à l’initiative de l’Académie d’architecture et à l’imitation du prix de peinture. Les sujets proposés lors des premières années furent successivement, et dans cet ordre : Entrée d’un palais dorique (“un plan et une élévation pour une entrée de palais, suivant l’ordre dorique dont les colonnes en pilastres ayant dans le dessin un pouce de diamètre en sorte que le plan et l’élévation soient contenus dans une seule feuille du plus grand papier”), Plan d’église, Arc de triomphe, Hôtel pour un grand seigneur, Maître autel de cathédrale.

On en connaît les règlements, on a perdu les noms des concurrents et lauréats du premier concours, mais on en possède des descriptions parues dans le Mercure de France (pour ceux de 1721 et 1722). Et peut-être un dessin de celui de 1723, le grand prix de Jean Pinard. Le concours dura jusqu’à son interruption en 1967. Voici quatre prix : celui de Marie-Joseph Peyre, Une fontaine publique, 1751. Celui de Louis-Ambroise Dubut, Greniers publics, 1797. Celui de Louis-Georges Aublet, Un institut de botanique générale, 1924. Et le dernier, celui de Daniel Kahane, Maison de l’Europe dans l’hypothèse de l’aménagement du centre de Paris, 1967.

Il y avait toute une gamme de prix et de concours aux Beaux-Arts, notamment après la création en 1762 par l’autre Blondel, Jacques-François Blondel, des exercices mensuels dits concours d’émulation, avec des sujets plus humbles : halle aux blés, cimetière, phare, boucherie, prison, bains publics, laiterie. Cette tradition des concours, prix et médailles divers dura jusqu’à la fin de l’École, formant une profession très entraînée à la compétition.

Ce fut la même chose à l’École des ponts et chaussées, créée en 1747 et qui longtemps enseigna l’architecture. On y organisa des concours après 1770 : palais électoral, gouvernement militaire, prison, palais pour Saint-Germain, arsenal maritime, trianon (voici des projets de trianon de De Scolins, 1772, et de chapelle sépulcrale de Delabarre, 1781 ou 1782). On pourrait citer aussi, pour la toute fin du dix-neuvième siècle cette fois, le concours de recrutement des architectes en chef des Monuments historiques, institué en 1893 : 31 admissibles cette année-là (ils avaient entre 27 et 68 ans), sept écartés, trois nommés. On n’a pas conservé leurs envois mais ceux de 1898 et voici celui de Léon Vincent, l’église Saint-Maclou à Rouen.

Les concours furent dans l’entre-deux-guerres le lieu d’émergence des nouvelles tendances et le théâtre des grands affrontements doctrinaux. Le concours de 1916 pour des plans d’aménagement de villages dévastés, dans le cadre de l’exposition La Cité reconstituée qui se tenait sur les terrasses des Tuileries et vit s’épanouir les styles régionalistes. Le  fameux concours à rebondissements pour le siège de la Société des Nations à Genève, 1927, commença à se construire le martyrologue de Le Corbusier. Le concours Rosenthal (propriétaire du Luna-Park) pour l’aménagement de la Porte Maillot, 1931 (12 concurrents, ici les projets de Sauvage, Mallet-Stevens et Le Corbusier). En 1934, ceux du Trocadéro et du Palais de Tokyo pour l’exposition de 1937 avec la litanie des mal-jugés (Auguste Perret recalé pour le premier, Jean-Claude Dondel et André Aubert retenus pour le second parmi 128 candidats, dont de plus modernistes).

Selon un article de Stéphane Gaessler sur les concours d’architecture en URSS paru en 2019 dans les Livraisons d’histoire de l’architecture, les concours d’architecture auraient été fréquents dans l’ancienne Russie, depuis le XVIII° siècle. Et les années d’avant la Grande Guerre connaissant un “véritable boum” de la construction, un grand nombre de compétitions auraient été organisées : 177 entre 1911 et 1914.

Le Corbusier écrivait en décembre 1928 dans L’Intransigeant, au retour de son premier voyage en URSS :

La ville est sous le signe nouveau. En banlieue on construit des usines, des manufactures, des laboratoires d’électricité. Ici, comme dans cent endroits des républiques soviétiques, on construit des clubs. Le gouvernement, qui se voit obligé d’édifier jusqu’à des distances de quatorze jours et nuits d’express des maisons de gouvernement, les met, chaque fois, au concours entre les architectes. Et si loin que ce soit, tout près de la Chine même, les voyageurs pourraient découvrir avec étonnement des maisons de gouvernement d’un style conforme à celui des constructions dernier cri d’Auteuil ou de Boulogne répandues par les revues d’Occident [c’est-à-dire de ses propres réalisations].” La semaine suivante, 31 décembre, il donnait un second article. A propos du concours du Centrosoyus, qu’il avait remporté, il répétait que “tout est prétexte à concours à Moscou. Il y a là une cohorte de jeunes gens qui constamment établissent des plans. C’est un peu l’effervescence de l’École des beaux-arts d’ici, avec cette différence : c’est qu’au lieu d’étudier des constructions hypothétiques, on étudie des choses qui seront réalisées. Et surtout qu’au lieu de perpétuer les châteaux de la Loire ou les palais italiens, on élabore le style de l’époque.

Après la révolution d’Octobre, la nécessité de répondre à de nouveaux programmes et d’élaborer des modèles reproductibles dans les territoires les plus éloignés de l’Union soviétique, jusqu’en Asie centrale, et la familiarité de certains bolcheviks pour les avant-gardes artistiques d’Occident, fréquentées durant leurs années d’émigration (notamment Anatole Lounatcharsky, commissaire du peuple à l’Éducation d’octobre 1917 à 1929) favorisèrent l’organisation de concours ouverts. Celui pour un théâtre de quatre mille places à Kharkov vit en 1930 affluer des projets d’une centaine d’étrangers, dont Walter Gropius. Son programme en cinq langues avait fait l’objet d’une admirable édition au graphisme rouge et noir dans le goût constructiviste.

En septembre 1932, le sénateur de la Vienne Victor Boret, ancien ministre de l’Agriculture, publiait dans Le Matin un article au retour d’un voyage de cinq semaines. Moscou présentait l’aspect d’un immense chantier de construction :

En tous lieux, des constructions à l’américaine s’élèvent, carcassées de béton en toute hâte, les étages inférieurs servant de bureau avant même que l’ensemble soit terminé. Ici un ministère, là un institut, là des maisons ouvrières, ailleurs un stade gigantesque, le tout dans un style gratte-ciel et casernier d’un modernisme suraigu qui me rend plus précieuses les vieillottes maisons d’autrefois, auxquelles j’ai la faiblesse bourgeoise d’accorder un regret ému. Ce spectacle moscovite se reproduit sur tout l’immense territoire de l’Union, de Kharkov à Sébastopol, à Yalta, à Batoum, à Tiflis, à Vladicaucase, à Rostoff, à Stalingrad, à Saratoff, à Léningrad pour ne parler que des villes que j’ai pu voir.

Il y eut nombre de concours dans les premières années de l’Union soviétique. Et de discussions à leur propos quant à leur transparence, à l’autorité de l’État et du Parti. Le concours d’idées pour le plan général de Moscou auquel Elisabeth Essaïan a récemment consacré un ouvrage reçut en 1932 des projets de Le Corbusier, Ernst May et Hannes Meyer. Ici une plaquette de 1936 : Generalnyï plan rekonstruktsii Moskvy.

Le plus fameux, parce qu’il témoigne du grand basculement vers le réalisme soviétique, est celui du Palais des Soviets, lancé en juillet 1931. Il attira 272 compétiteurs, dont 160 projets proprement architecturaux, 27 d’entre eux émanant de l’étranger (signés d’Erich Mendelsohn, Walter Gropius, Le Corbusier, dont je montre les projets, Hans Poelzig, Auguste Perret, Berthold Lubetkin). Et voici les projets de Moïse Ginsburg, des frères Vesnine et de Konstantin Melnikov. Et ceux, moins célèbres, de Jalavine (la tribune des tribunes) et de compétiteurs anonymes placés sous les devises : L’URSS regarde calmement vers l’avenir et La terre se dresse.

Georges Luciani était envoyé permanent du Petit Parisien. Le 2 avril 1932, il livrait un article consacré au nouveau Palais des soviets. “On sait qu’un concours avait été institué il y a quelques mois pour le choix d’un projet. Deux cent soixante-douze architectes soviétiques et étrangers (dont les Français Le Corbusier et Perret) y ont pris part. La commission a fait connaître son avis le 29 février.” Il décrivait l’exposition publique des projets dans les salles du Musée des beaux-arts:

Le contraste entre les reproductions ou les originaux des chefs-d’œuvre de l’antiquité classique et ces maquettes, qui sont souvent d’un modernisme échevelé, est des plus piquants. La plupart des architectes, voulant exprimer dans leurs projets le caractère essentiel de l’époque actuelle en Russie soviétique, à savoir l’industrialisation, ont pris pour modèle des machines ou des pièces détachées de machines. Le Palais des Soviets doit être avant tout le témoin de l’époque du socialisme victorieux, écrit l’un d’eux dans le commentaire de son projet. L’idée centrale doit être l’élan vers les hauteurs. Le palais devra être plus élevé que tout ce que les hommes ont construit jusqu’ici : les pyramides d’Egypte, la tour Eiffel, les gratte-ciel américains. Dans ce projet, au sommet d’une immense tour, un ouvrier, nouveau souverain, tient dans la main le globe terrestre, symbole du triomphe universel du communisme. Certains projets reproduisent la forme de la faucille et du marteau et l’étoile à cinq pointes. Le plus ébouriffant représente le prolétariat sous la forme d’une énorme tête d’ouvrier. L’URSS regarde l’avenir avec calme. Le front contient plusieurs salles superposées. Des ascenseurs grimpent dans les narines, des escaliers courent le long des oreilles.

On connait cette affaire compliquée, à rebondissements : le choix de trois esquisses en février 1932 (celles de Boris Iofan, Ivan Joltovski et d’un jeune anglais inconnu, Victor Hamilton), le ralliement des compétiteurs à la nouvelle esthétique néoclassique (comme en témoigne l’extraordinaire transformation des projets de Iofan et Alexeï Chtchusev), l’organisation d’une autre consultation, limitée, et le choix en mai 1933 de l’architecte Iofan, associé à Vladimir Chtchouko et Vladimir Gelfreich. Il semble qu’il n’existe aucune photographie ni du jury, ni de l’exposition des projets du concours. Jean-Louis Cohen m’a transmis cette rare image d’une visite du Politburo et de Maxime Gorky, sans doute en 1934, à la maquette du projet final exposée dans le musée Pouchkine. Ceux qui ont conservé un sentiment filial reconnaîtront au centre de l’image le “petit père des peuples”.

J’interromps ici cette présentation qui n’ambitionnait pas de dresser l’histoire des concours mais de rappeler combien ce mode opératoire, ce mode de distribution de la commande pour les pouvoirs, ce mode d’accès à la commande pour les architectes, était puissamment inscrit dans la culture de cette profession, jusqu’à atteindre une dimension quasi mythologique et à entretenir de tenaces nostalgies.

Il y a eu ainsi, dans la plupart des pays du monde, des compétitions organisées pour des occasions particulières : le lancement en France des politiques de logement et d’industrialisation du bâtiment, comme en 1951 le concours de Strasbourg pour 800 logements (ici les projets de Bernard Zehrfuss, Jean Fayeton, Le Corbusier et Henri Colboc), les concours de villes nouvelles comme en 1971 celui d’Evry 1 (7 000 logements, remportés par le projet de pyramides d’Andrault-Parat et quelques autres architectes). Des concours d’urbanisme : en 1957 le plan-pilote de Brasilia et le concours de l’Internationale Bauausstellung, ou Interbau, qui aboutit au quartier du Hansaviertel, dans la foulée et l’année suivante celui de Berlin Capitale, Hauptstadt Berlin (149 équipes, 72 allemandes et 77 étrangères dont je vous montre deux propositions françaises : celle de Marion Tournon-Branly, Pierre Devinoy, Jean Faugeron et Bertrand de La Tour d’Auvergne et celle de Le Corbusier) et plus près de nous, entre 1984 et 1987, ceux de l’IBA, l’Internationale Bauausstellung de la période post-moderne, qui visaient notamment à la reconstitution du tissu berlinois de l’Ouest et invita des dizaines de célébrités de la scène mondiale. Deux concours exceptionnels, desquels ont émergé des objets sublimes : en 1956, l’opéra de Sydney où triomphait le Danois Jørn Utzon devant 233 propositions (il ne fut inauguré qu’en 1973), en 1958, l’hôtel-de-ville de Toronto, remporté par le Finlandais Viljo Revell devant plus de 500 compétiteurs venus de quarante-deux pays (inauguré en 1965).

La première sociologue à s’être penchée sur le métier d’architecte, Raymonde Moulin, exposait en 1973 dans Les Architectes. Métamorphose d’une profession libérale que les concours, dont la pratique (qui n’était “pas réglementaire, rien n’interdisant que l’Etat, comme les rois, traite de gré à gré avec un architecte”) s’était répandue au cours du second après-guerre : concours d’idées (comme celui pour des piscines économiques, 1969), concours de projets bien définis (elle annonçait l’achèvement d’un travail sur celui du plateau Beaubourg de Jean-Pierre Worms, du Groupe de sociologie des organisations), concours conception-construction, concours de construction comme les maisons dites chalandonnettes.

De Gaulle avait eu son “grand dessein”, les Halles. “Il a étudié douze projets confidentiels, les voici”, annonçait Paris-Match en juillet 1967. Ils n’aboutirent pas. En août 1971, on détruisit les pavillons de fonte que Victor Baltard avait édifiés à la demande de Napoléon III. Giscard fit venir Ricardo Bofill et les projets sur ce site furent innombrables, jusqu’à ce qu’en 1978 le maire Chirac déclare qu’il fallait que cesse “le concours Lépine des architectes” et se dise par boutade “architecte en chef des Halles, carrément et sans complexe”. J’avais avec mon frère tenté d’en faire un inventaire et même un jeu de l’oie. Il construisit ce que nous savons, et que la municipalité Delanoë détruisit, organisant ensuite deux autres concours, en juin 2003 (quatre équipes) puis en novembre 2006 (vingt équipes), pour construire finalement ce que nous savons aussi.

En 1980, l’affiche de Jean-Claude Castelli pour un concours de contreprojets organisé par le jeune milieu des architectes, évoquait le corps d’un homme pensif, considérant le creux carré qui lui trouait la panse, le fameux “trou des Halles”. Ce concours fit événement et suscita l’envoi de quelque 600 propositions, souvent de figures connues ou appelées à le devenir, dans un moment d’affrontement entre le modernisme et le postmodernisme naissant. Concours ouvert, international, avec dans son jury des personnages prestigieux : Roland Barthes, Henri Lefebvre, Bruno Zevi et Philip Johnson (déjà présent pour Beaubourg), il fut d’une grande importance pour la scène architecturale, et le chaînon entre le concours du centre Beaubourg (dont il s’inspirait) et ceux du premier mandat de François Mitterrand.

Le septennat de Valéry Giscard d’Estaing avait inauguré la période dite des chantiers présidentiels. On dénonçait le “fait du prince”, un prince souvent en conflit avec l’hôtel-de-ville après qu’un maire, Jacques Chirac, avait été élu en 1977. Début 1976, pour le site de La Villette, un concours ouvert avait mobilisé 177 équipes, à l’initiative de l’Atelier parisien d’urbanisme. Fin 1979, un concours d’Etat sur invitation (24 concurrents) devait voir triompher Adrien Fainsilber et un grand parc à la Française dans le goût de ce président. Giscard avait la même année patronné le concours du musée d’Orsay qui mettait en concurrence trois architectes en chef des Monuments nationaux (Hervé Baptiste, Yves Boiret et Jean-Claude Rochette), deux “en chef” des Bâtiments civils et Palais nationaux (Serge Macel et Pierre Sirvin) et un jeune prix de Rome de quarante ans, Pierre Colboc, associé à ses confrères Renaud Bardon et Jean-Paul Philippon. Deux consultations successives pour la Tête-Défense (Pompidou avait déjà consulté 12 équipes en 1972) en confrontèrent 10 en 1979, et 22 en 1980, aboutissant au choix des immeubles-miroirs de Jean Willerval. La décision traînait : “C’est le labrador du Président qui décide”, murmurait-on “dans les couloirs” au grand plaisir de la presse.

Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, et d’un autre labrador (Baltique) dans les couloirs du palais de l’Elysée, il y eut un moment d’exaltation à l’idée de la compétition architecturale. Une période d’ouverture, en même temps que s’alourdissait la tutelle présidentielle. L’affaire de l’Institut du monde arabe fut vite expédiée : on avait dès l’automne invité sept équipes représentant la jeune architecture. Un “pseudo-concours” a-t-on écrit, vite jugé en tout cas au profit de Jean Nouvel et Architecture Studio. Le Grand Louvre ne fit l’objet d’aucune consultation, au prétexte qu’il ne s’agissait que d’une sorte de rénovation. Mais la salve des grands projets mitterrandiens fut un véritable festival de propositions architecturales : 1 804 au total : 137 pour le ministère des Finances, un concours national, 424 pour le centre de communication de La Défense (devenu la Grande Arche), 1 647 inscrits et 756 projets reçus pour le malheureux concours de “l’Opéra populaire” de la Bastille (ce qui faisait trois à quatre kilomètres de cimaises), 471 réponses pour le parc de la Villette, 16 pour la Cité musicale. En 1989, un concours paraétatique organisé par la Caisse des dépôts, celui qui couronna la Tour sans fins de Jean Nouvel, attirait 333 propositions.

Le second septennat ne fera plus appel à ce genre de procédure. C’était la fin définitive de l’utopie des grands concours internationaux ouverts : 20 équipes invitées à concourir pour la Grande Bibliothèque (244 s’étaient présentée dont 139 étrangères), 50 pour le centre de conférences internationales du quai Branly, un projet abandonné, 10 pour le Centre de culture canaque de Nouméa en 1992. Et ce sera la même chose pour le concours lancé en 1999 par le président Chirac (dont le premier labrador s’appelait Maskou) sur le même quai Branly pour le Musée des arts premiers (15 équipes), ensuite pour le Centre Pompidou Metz, ou le Mucem à Marseille. Même chose pour les concours privés, musées, gratte-ciel, pour les concours d’équipements publics grands ou petits qu’avait contribué à redéfinir et réglementer la Miqcp, Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques, créée en 1977 : les choses se sont en quelque sorte uniformisées. Des dizaines d’équipes aspirent à concourir, et font acte de candidature, un petit nombre y est admis.

Depuis l’ouvrage de Raymonde Moulin, beaucoup d’auteurs ont analysé la commande : Jean-Pierre Epron avec son anthologie sur La Commande en architecture, 1991, Guy Tapie avec Les Architectes : mutations d’une profession, 2000, Florent Champy avec Sociologie de l’architecture, 2001, et Nouvelle Théorie sociologique des professions, 2011, et plus récemment Véronique Biau avec Les Architectes au défi de la ville néolibérale, 2020.

Il faudra, lors d’une autre séance, se pencher sur le concours de Beaubourg lui-même, la constitution de son jury, l’exposition des projets, feuilleter les fameux cahiers inédits de Claude Mollard, évoquer l’origine des 681 équipes concurrentes, décrire leurs envois, leurs propositions architecturales, stylistiques et urbaines, analyser la réaction de l’opinion à la publication des résultats, la fortune critique du concours, en termes de presse. Mon exposé ne visait qu’à installer cet événement dans une histoire plus générale des procédures et particulièrement de ce que cent-dix ans plus tôt, en 1861, César Daly avait appelé les “grands jeux olympiques de l’art”.

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