Entretien avec Marie-Laure Bernadac

Entretien avec Marie-Laure Bernadac*, conservatrice générale honoraire du patrimoine, commissaire d’expositions, ancienne directrice du cabinet d’art graphique du musée national d’Art moderne, réalisé le 1^er octobre 2024 par Brigitte Gilardet, historienne de l’art, chercheure associée au CHSP.

Quels ont été vos premiers contacts avec l’art ?

Mon père était architecte, j’étais très jeune lorsqu’il nous a emmenés en voyage : j’ai ainsi dès 1958 visité l’exposition universelle qui se tenait à Bruxelles, je me rappelle bien de son Atomium, puis nous sommes allés en famille à l’exposition de Montréal en 1967, qui m’a particulièrement frappée : je me souviens du pavillon français exposant les œuvres de Tinguely et celles de Niki de Saint Phalle. Il y avait déjà beaucoup de projections vidéo, également dans le pavillon tchèque. Ensuite nous sommes allés à New York, c’était très excitant, mais le voyage le plus important à mes yeux fut celui que j’ai fait à quinze ans en Italie, en Toscane. J’ai collectionné toutes les images de ce séjour et j’ai su ainsi très tôt que je voulais faire : analyser des images, faire de l’histoire de l’art. J’ai effectué de nombreuses visites dans les musées, et j’ai vu de grandes expositions comme l’exposition « Picasso » au Grand Palais en 1966.

J’ai d’abord débuté mes études par l’Ecole du Louvre, et des études d’histoire de l’art puis d’histoire, en Sorbonne, ma maîtrise en histoire avait pour thème : « Le réalisme socialiste en URSS de 1932 à 1953 ».

Avant la Création du Centre Pompidou 

Quels emplois ? Quels statuts ? Quelles réalisations ?

J’ai très vite travaillé parce que j’ai été mariée avec un enfant, très jeune. J’envisageais de devenir professeur d’histoire géographie. Mais c’est dès le départ l’histoire de l’art qui a finalement dominé mon parcours. J’ai tout d’abord été pigiste pour Galerie des arts, alors dirigé par André Parinaud, j’ai travaillé dans des galeries, des petits boulots que l’on trouvait facilement à mon époque, j’ai eu beaucoup de chance, j’ai travaillé chez Iris Clert comme secrétaire, documentaliste, chez le galeriste Iolas, puis comme secrétaire chez l’artiste Takis, l’artiste grec.

Quand et dans quelles circonstances avez-vous rejoint les équipes du Centre Pompidou ?

Je suis devenue documentaliste au Centre national de l’art contemporain, CNAC, Département extérieur du Service de la création artistique des Affaires culturelles, il comprenait une galerie d’exposition et un centre de documentation, installé alors rue Berryer, entre 1972 et 1973. C’est via la fusion entre le Cnac et le Mnam que je suis entrée au sein de ce qui sera en 1973, la préfiguration du Centre Beaubourg. Je venais d’avoir ma fille : c’est Blaise Gautier qui dirigeait le CNAC et qui m’a recrutée comme documentaliste : comme je connaissais l’écriture cyrillique, toute la documentation russe qui arrivait au CNAC m’était envoyée. Il en arrivait très peu mais à cette époque des années 1970 (post 68), nous étions fascinés par l’aventure de Malevitch, par les œuvres de toute cette avant-garde russe, de l’art constructiviste, suprématiste. Je me suis très vite spécialisée sur l’art des Pays de l’Est.

Avec quelles équipes et quels objectifs ? 

J’étais au départ documentaliste : l’équipe était composée d’Alfred Pacquement, de François de Canchy, de Daniel Abadie. Germain Viatte nous encadrait. En 1973 nous avons fusionné les deux organismes, le CNAC et le MNAM et aussi fusionné les deux centres de documentation, celui du CNAC et celui du musée qui préexistait au Palais de Tokyo. L’ensemble est devenu ce qu’on appellera plus tard la bibliothèque Kandisky. Grâce notamment à la donation Kandisky, il y avait dans ce fonds documentaire beaucoup de revues russes, qu’il a fallu répertorier, compléter au besoin.

C’est grâce à cette spécialité « russe » que j’ai pu travailler avec Germain Viatte dans le cadre de la préparation de l’exposition Maïakovski qui a eu lieu en 1975 au CNAC. Cette exposition était une idée de Pontus Hulten, les relations avec l’URSS étaient compliquées, mais il y avait l’association culturelle France-Urss dirigée par Hélène Laroche qui nous a apporté son soutien. Puis il y avait eu la reconstitution de l’exposition de 1930 si connue, j’ai été assistante de l’exposition « Maïakovski 20 ans de travail » en 1975. Pontus voulait développer des liens avec la Russie, c’est en 1977/1978 que Pontus a décidé de faire la série d’expositions « Paris, Moscou, Berlin » sous la houlette de Jean-Hubert Martin. L’histoire est assez connue : les Russes ont refusé de travailler avec Berlin. Donc il y a eu une première exposition Paris- Berlin : c’est Werner Spies, qui a été en charge de ce volet, et qui a souhaité que je continue à ses côtés. Cela a été particulièrement formateur car les délais de préparation furent très courts : l’exposition qui avait été décidée en janvier, devait ouvrir finalement le 18 juillet 1978[1], c’est-à-dire que nous avons eu six mois pour organiser tous les prêts, concevoir le catalogue, j’ai été responsable du catalogue. Le catalogue a été réalisé graphiquement par Roman Cieslewicz, il faut noter également le travail de Gustav Metken.

Je me suis aussi occupée d’une petite section théâtre au sein de l’exposition. J’ai ainsi fait beaucoup de voyages en Allemagne, à Berlin-Est, il y avait une grande salle de l’exposition consacrée à Dada Berlin. Cela a également été une expérience pour toute l’équipe car c’était l’une des premières grandes expositions pluridisciplinaires : nous avons travaillé avec la BPI, le CCI, le musée, très librement, avec une grande confiance, à l’époque j’étais contractuelle. L’exposition a été un grand succès. 

J’aimais beaucoup les livres mais en tant que documentaliste, il me manquait le contact avec les œuvres.  C’est Werner Spies qui m’a encouragé à passer le concours de conservateur. J’ai passé celui de la Ville de Paris que j’ai réussi, puis celui de l’Etat réussi également en 1979. J’ai choisi de devenir conservateur Etat.

J’ai ensuite réalisé mes stages : six mois de stage au département des peintures du Louvre dirigé par Michel Laclotte : grande formation, si Michel Laclotte était très ouvert à l’art contemporain, d’autres membres de ce département l’étaient moins et se demandaient ce qu’une ancienne employée du « musée des tuyaux » faisait là ! J’ai fait un stage de six mois auprès de Mme Ségolène Bergeon sur la restauration des peintures, qui m’avait aussi beaucoup appris. J’ai ensuite passé six mois au musée d’Orsay, sous la direction de Françoise Cachin, lors de la préparation de l’exposition Manet.

Michel Laclotte considérant que j’étais davantage orientée vers l’art moderne et contemporain a finalement suggéré que j’intègre les équipes du musée Picasso qui était en train de préparer son ouverture[2]. Ce n’était pas vraiment ma tasse de thé, j’étais plutôt intéressée par l’art abstrait, l’art d’avant-garde. La préfiguration avait lieu au palais de Tokyo, j’y étais déjà lors de la grande exposition consacrée à la dation Picasso à New York en 1981. Hélène Klein-Seckel faisait partie de l’équipe. J’ai été affectée aux archives, à la documentation, compte tenu de mon passé : j’ai travaillé dix ans sur ces archives avec l’aide d’Odile Krakovitch, chartiste, archiviste paléographe. Je suis restée douze ans au musée Picasso. J’ai réalisé plusieurs expositions. En 1992, j’ai été appelée par Dominique Bozo et Germain Viatte, pour diriger le Cabinet des arts graphiques (CAG) du Centre Pompidou, de 1992 à 1997.

Comment avait évolué le Centre entre les années 1970 et 1990 ?

Nous passions d’une période d’aventure, d’enthousiasme créé par Pontus Hulten qui était aussi un peu artiste, une période de camaraderie, de solidarité, de découvertes (car nous étions tous assez jeunes), alors que même le petit clivage entre contractuels et conservateurs apparaissait peu, à un Centre Pompidou, qui avait beaucoup évolué.

J’ai d’abord dit non à cette proposition, car je n’étais pas une spécialiste en dessin. Et j’ai beaucoup aimé ce poste. J’étais à la fois dans le Centre mais aussi assez autonome : j’avais ma politique d’acquisition, mon programme d’expositions, loin des grands enjeux politiques du Centre et de son musée. La collection était sur place, des visiteurs venaient. J’ai créé une nouvelle collection de « Carnets de dessins », j’étais très libre dans le choix de ces différents carnets. J’ai inauguré une série d’expositions de dessins d’artistes contemporains : Alberola, François Rouan, Baselitz, Louise Bourgeois, Miquel Barcelo, Didier Trenet, Jean-Jacques Rullier.. J’ai également lancé une série d’expositions thématiques : « Face à face », « Du Trait à la ligne » : j’ai conçu cette dernière série avec le Louvre et l’intervention d’Hubert Damisch, en mettant face à face des artistes anciens et contemporains.

J’étais très heureuse car à travers le dessin, on comprend la démarche d’un artiste. 

Quels étaient vos objectifs en matière d’acquisition ?

Nous étions dans la même enveloppe destinée aux achats, et nous passions devant le même comité d’acquisition que les autres départements. J’ai pu proposer un dessin de Derain, un de Brice Marden, et puis j’effectuais des acquisitions de dessins plus contemporains, moins chers. J’ai travaillé avec mon intuition : j’ai réalisé une grande exposition Louise Bourgeois en 1995 ce qui nous a permis d’acquérir très tôt certaines de ses œuvres dessinées. A chaque fois que je réalisais l’exposition d’un artiste, on achetait des dessins. Le public du cabinet des dessins est assez discret, l’espace est partagé avec le reste du musée.

Quelles vos grandes expositions ? 

Parallèlement à la direction du cabinet des arts graphiques, j’ai réalisé du 26 octobre 1995 au 12 février 1996 la grande exposition « Féminin – Masculin, le sexe de l’art » dans la Grande Galerie, au 5^e étage (sur 2500 m²). Il s’agissait de parler du gender : c’était la première que l’on abordait ce sujet dans un grand format, il y avait beaucoup d’artistes femmes, de Picasso Duchamp jusqu’à l’art contemporain. Le public n’a pas pu nécessairement venir car l’exposition s’est déroulée pendant la grande grève de la fin 1995 au début 1996 : il y a eu beaucoup de presse. Le catalogue a été épuisé très vite.

J’avais plus tôt préparé en 1987 et organisé en 1988 au Centre Pompidou, une exposition sur « Le dernier Picasso 1953-1973[3] », alors que j’étais encore au musée Picasso. J’ai proposé cette exposition, car j’ai redécouvert son style tardif qui m’a beaucoup plu, Picasso renouvelait alors la peinture figurative. Le musée Picasso était trop petit, nous étions une très petite équipe (3 conservateurs), nous avons donc proposé l’exposition au Centre Pompidou. La question était également de créer des liens entre le musée Picasso et le Centre Pompidou, le directeur du musée Picasso était alors Pierre Georgel. Il y toujours eu aussi cette question sous-jacente : le musée Picasso est-il une annexe du musée d’art moderne ?

Qu’est-ce que cela change pour le commissaire d’être dans la structure d’accueil de l’exposition ou bien venir de l’extérieur ?

Quand vous venez de l’extérieur il y a toujours des petits tiraillements administratifs : lors de la présentation par exemple de l’exposition, le logo du musée Picasso sur le catalogue était plus petit que celui du Centre. Mais pour moi qui venait du Centre et qui y conservait plein d’amis dont la co-commissaire qui m’accompagnait, Isabelle Monod- Fontaine, tout s’est très bien passé. Et puis dans les années 1980 flottaient encore un peu l’esprit et l’atmosphère des premières années du Centre, cela a été très cordial.

Il y a en effet toujours un co-commissaire pour ces expositions ?

Oui c’est un principe et cela facilitait grandement mon travail. En matière de prêts c’était évidemment plus facile lorsque les demandes émanaient du Centre Pompidou. Le musée Picasso était encore peu connu.

En 1998 vous quittez le cabinet des arts graphiques du Centre ?

 Oui, je l’ai quitté parce que le Centre fermait pour deux ans, pour travaux, et ne rouvrait ses portes qu’en 2000.

Henri-Claude Cousseau m’a proposé de codiriger avec lui le CAPC de Bordeaux. Henri-Claude Cousseau était venu à Bordeaux pour créer une direction des musées de Bordeaux, j’étais donc à ses côtés co-directrice des musées de Bordeaux, et co-directrice du CAPC. J’étais très intéressée car je ne connaissais pas la politique culturelle en régions, la politique menée par un maire, comme celui de Bordeaux : il s’agissait d’Alain Juppé à l’époque.  J’avais une liberté totale dans la gestion de la programmation, de l’équipe (une cinquantaine de personnes y compris les gardiens). J’y réalise plusieurs expositions d’art contemporain (Cindy Sherman,  Anish Kapoor,Niele Toroni, Cities on the move, Jenny Holzer) dont une qui a fait polémique[4]. Je quitte le musée fin 2000, je ne parvenais pas à avoir la pleine direction du CAPC alors que j’en accomplissais la plupart des tâches de programmation. H. C. Cousseau a quitté le musée six mois plus tard.

Je me retrouve donc sans affectation. Je travaille pour la radio un peu, avec France-Culture grâce à Laure Adler : j’ai fait une série d’émissions sur les artistes femmes, une autre émission sur les artistes de la mondialisation (Inde, Brésil, Chine, Algérie). J’ai travaillé pour l’émission de Alain Veinstein « Surpris par la nuit ». Les émissions étaient surtout diffusées l’été.

 J’étais flottante : c’était difficile pour moi de ne pas avoir de bureau, d’équipe, de collections : mon attache administrative était alors le musée Picasso, qui me charge d’organiser une exposition Picasso en Inde. Cela semblait hasardeux pour l’équipe en place (Hélène Seckel, Gérard Régnier). C’était une demande qui émanait du ministère des affaires étrangères. C’était dans le cadre d’un échange culturel, les Indiens prêtaient à la France des œuvres, des peintures sur papier d’un grand poète indien, Tagore[5]. Picasso avait déjà été envoyé en Chine, au Mexique, partout, sauf en Inde. C’était une exposition itinérante incluait deux grandes villes : Bombay et Delhi : cela m’a pris deux ans.

Lorsque j’ai quitté Bordeaux j’avais pour but de rejoindre le musée du Quai Branly : je voulais y faire un centre de documentation, et exposer l’art contemporain : après un accord de principe émanant de Germain Viatte et le directeur, Stéphane Martin. J’ai attendu la création d’un poste qui ne venait pas : le musée a suggéré que je réalise un rapport sur mon projet, rapport que j’ai toujours. J’ai visité des musées aux problématiques similaires, comme celui de Neuchâtel, Tervueren en Belgique, le British Museum à Londres, les musées européens qui avaient les mêmes problématiques et qui s’intéressaient à l’art contemporain. Je proposais une programmation sur Michel Leiris et l’Afrique fantôme, une grande exposition sur métissage et syncrétisme. Je n’ai eu aucun retour.

Je connaissais un peu Henri Loyrette car j’avais en 2001 organisé des projections de l’œuvre de Jenny Holzer, sur les colonnades du Louvre, je l’avais auparavant connu à Orsay, et l’avais interrogé pour mon rapport, notamment sur la place du pavillon des sessions au sein du Louvre. Henri Loyrette a été très intéressé par mon projet et m’a recrutée pour m’occuper de l’art contemporain au Louvre. J’y suis restée dix ans, de 2003 à 2013.

Là encore j’étais sans collections et les interrogations sur ma venue et sur la place donnée à l’art contemporain au Louvre étonnaient voire choquaient une partie des conservateurs.

Vous avez fait entrer dans ce palais du Louvre, Morellet, Twombly ?

Le plafond créé par Cy Twombly est bien à sa place, il me semble. L’artiste a fait au mieux dans un espace qui n’était pas évident : un faux plafond très bas, dans un espace étroit.

Je travaillais pendant ces dix années directement avec Henri Loyrette. Il me soutenait complètement sur la commande publique, la recherche des mécènes, toutes les expositions « Contrepoints » que j’ai réalisées dans les salles, c’était très amusant. Bien que très difficile.

Vous avez continué votre travail de commissaire d’exposition notamment au Centre Pompidou ?

Effectivement j’ai réalisé l’exposition « Africa Remix » en 2005[6] avec un co-commissaire Simon Njami. J’ai réalisé également l’exposition Louise Bourgeois au Centre Pompidou, en 2008.

J’ai quitté le Louvre en 2013, quelques mois après le changement de présidence du Louvre et il se trouve que j’avais droit à ma retraite, ma mission, au bout de dix années, s’achevait.

 Vous avez poursuivi une carrière de commissaire indépendante

J’avais avec Henri Loyrette une grande complicité, une identité de vue notamment sur le Louvre-Lens où j’ai réalisé en effet en co-commissariat avec Laurence Bertrand Dorléac, l’exposition « Les désastres de la guerre 1800-2014 » en 2014. Laurence Bertrand Dorléac que je connaissais bien, avait déjà réalisé l’exposition sur l’Art en guerre, au musée d’art moderne de la Ville de Paris. Je lui ai demandé de me rejoindre sur ce projet qui n’intéressait a priori pas les conservateurs du Louvre. Laurence s’occupait de la partie la plus historique de l’exposition, celle du XIX ^e siècle que je connaissais mal. J’tais en outre très prise car parallèlement je préparais l’exposition « Leiris & Co », cette fois au Centre Pompidou-Metz, qui a eu lieu en 2015.

Que dire du Centre Pompidou-Metz et de cette exposition ?

Laurent Le Bon a fait là un travail formidable, il a organisé les premières expositions qui ont rencontré un grand succès, il a accepté immédiatement cette exposition sur Leiris. C’était un vieux projet de Dominique Bozo, un projet qui datait de 1991, au moment de la mort de Michel Leiris. Agnès de la Baumelle participait au projet initial. Elle a donc participé au projet réalisé à Metz.

Il y avait eu une donation Leiris, l’hommage s’imposait. J’ai sollicité beaucoup de musée et c’est Laurent Le Bon qui a accepté de faire l’exposition. L’exposition a eu énormément de succès.

Le Centre Pompidou-Metz a la chance d’être un petit Centre Pompidou, sans la lourdeur que représente la charge de la collection permanente, il bénéficie des prêts de la Collection permanente et du nom du Centre pour bénéficier des prêts émanant des autres institutions muséales que nous sollicitons. Les directrices qui ont suivi,

Emma Lavigne, très dynamique, et Chiara Parisi, aujourd’hui, réalisent au Centre Pompidou-Metz les expositions thématiques que le Centre Pompidou à Paris ne fait plus, pour aller vite. La programmation à Metz est très originale, quelques monographies également, comme celle consacrée à Suzanne Valadon. Cela remporte un grand succès auprès d’un public, local, parisien, belge, allemand, c’est devenu un lieu très vivant qui possède la créativité, la réactivité qu’avait le Centre Pompidou parisien à ses débuts.

J’ai réalisé en 2024 avec Bernard Marcadé, l’exposition « Lacan, quand l’art rencontre la psychanalyse ». Nous avons eu 100 000 visiteurs pour cette exposition qui a duré cinq mois et qui comportait de grandes œuvres de Caravage, Courbet, Brancusi, Annette Messager, Louise Bourgeois … C’est vrai qu’on retrouvait aussi des œuvres et des artistes déjà montrés lors de l’exposition « Féminin masculin », mais, compte tenu de la nature du sujet, c’était assez logique.

Quels ont été vos rapports avec les autres structures du Centre Pompidou : la BPI, l’Ircam ?

Lorsque l’on présentait un projet d’exposition, ils étaient bien évidemment informés pour voir s’il y avait des échos littéraires, musicaux par rapport au thème proposé. Il y avait un apport intellectuel, des échanges. Cela ne débouchait pas nécessairement sur une programmation complémentaire.

Quel est le rôle des catalogues, dont certains sont particulièrement volumineux, imposants ?

C’est ce qui reste de l’exposition, c’est pourquoi ils sont si importants. Pour les « Désastres de guerre », c’est Laurence Bertrand -Dorléac qui s’en est occupé. Pour Leiris, le thème était abordé pour la première fois il était donc utile d’approfondir le sujet : beaucoup de textes, beaucoup d’images s’imposent à nous (Picasso, Masson, Miro, Giacometti, Lam).

Dans le management des équipes des musées, quelle fut votre expérience la plus agréable ?

Sans conteste, au CAPC à Bordeaux. C’était une structure plus petite, l’entente s’imposait, l’ambiance était plus décontractée. Un centre d’art contemporain, à la différence d’un musée, reconnait le rôle essentiel du curateur : c’est lui qui choisit son sujet et qui dirige ensuite son projet. J’ai retrouvé le même esprit d’équipe, formidable, au Centre Pompidou-Metz. Il y a cet esprit de réaliser ensemble ce projet commun. C’est beaucoup plus difficile dans une grande institution comme le Louvre ou le Centre Pompidou à Paris. Le conservateur n’a quasiment rien à dire, tout est pris en charge par le service de production, ensuite celui de la communication. Cette mainmise, je la vis assez mal car elle n’existait pas à mes débuts. Votre idée vous échappe, elle est prise en charge par d’autres structures, d’autres personnes. J’ai eu aussi plusieurs expériences au Grand Palais lors d’expositions consacrées à Picasso : l’équipe est de très grande qualité, elle ne se consacre qu’aux expositions et le commissaire a encore là une certaine importance, il bénéficie de la reconnaissance de son travail. Pour l’exposition « Picasso poète » je suis intervenue deux fois au musée Picasso : en 2019 et trente ans auparavant. C’était un petit projet, mais cela s’est pourtant avéré très compliqué à réaliser. 

Nous avons parlé des co-commissariats : avez-vous un souvenir avec Brigitte Léal ?

Oui, pour l’exposition « Picasso y los toros » : j’étais déjà au Centre Pompidou, elle était encore au musée Picasso : elle m’a aidée sur ce projet : c’est un excellent souvenir.

Quid de la scénographie ?

Le commissaire a vraiment quelque chose à dire : comment présenter les œuvres lui revient. Il y a un discours à tenir à travers l’accrochage, il doit être très compréhensible. Le scénographe ne doit pas imposer une scénographie trop voyante. J’ai beaucoup apprécié le travail mené avec la scénographe Nathalie Crinière. Le Centre Pompidou-Mez pour l’exposition Lacan a choisi une autre scénographe Maud Martinot, dont j’ai aussi beaucoup apprécié l’intervention. Sa présentation était extrêmement claire, elle suivait nos sections, elle nous a énormément aidé dans l’accrochage, j’ai travaillé directement avec elle, ce qui n’a par exemple jamais été possible au musée Picasso par exemple. Je n’ai jamais travaillé directement avec les scénographes. C’était l’équipe de production qui s’en occupait.

Qu’en est-il de médiation au Centre Pompidou-Metz ?

C’est fondamental. Pour l’exposition Lacan, nous avons fait beaucoup de formation : les médiateurs étaient passionnés par le sujet. Ensuite ils étaient plus calés que nous ! Pour l’exposition « Leiris », ils ont aussi beaucoup travaillé sur un sujet qui n’était pas alors très connu. L’équipe est vraiment enthousiaste et très qualifiée. Cela ouvrait des horizons historiques, géographiques : nous passons alors beaucoup de temps sur la formation. Nous organisons beaucoup de visites mais c’est essentiel,  car après notre départ c’est l’équipe de médiation qui transmet l’exposition auprès du public. 

Des colloques ?

Oui pour « Leiris » il y a eu deux colloques, l’un à Metz l’autre au musée du Quai Branly, c’était très important.

Vous avez réalisé une exposition pour le secteur privé : qu’est-ce que cela change ?

Oui l’exposition « Cindy Sherman » avec Olivier Michelon, l’artiste avait demandé que j’intervienne, c’était à la Fondation Vuitton. J’avais organisé une exposition sur cette artiste à Bordeaux au CAPC.

Ce qui change, ce sont les moyens financiers disponibles qui sont sans commune mesure avec ceux dont disposent les musées publics.

Hélas ! cette exposition a eu lieu en 2020, pendant la COVID. C’était une catastrophe, j’ai réalisé deux autres expositions à cette période : William Kentridge au LAM[7] et « Picasso poète », deux expositions dont on a décalé les dates d’ouverture et de fermeture.

Il reste le musée virtuel ?

Ce n’est pas du tout ma génération ! Mais je comprends très bien sa nécessité, j’ai pour ma part besoin de voir les œuvres en direct.

Comment le Centre Pompidou a-t-il évolué, à vos yeux ?    

Si le Centre est souvent contesté en interne, voire en externe, le Centre Pompidou est une belle idée. La place du musée en son sein a certes diminué, la hiérarchie entre les différents départements s’est développée, mais cela reste une réussite extraordinaire. J’espère que le Centre après cinq années de fermeture, sera régénéré.

Quant aux différents centres à Malagà, à Shangaï, et ailleurs, à Bruxelles, c’est en effet une façon de montrer les collections permanentes dans le monde entier, de nourrir des contacts et des échanges, outre le fait que cela a été une mode lancée par d’autres musées avant le Centre Pompidou.

Ce qui est dommage c’est que les travaux de 1998 n’aient pas suffi, qu’il faille recommencer, et il en est de même pour le musée Picasso, qui a été fermé pour travaux pendant six ans. Et à chaque fois les musées et leurs collections gagnent très peu d’espace en plus. Il faut reconquérir le public à chaque fois. Pour moi le noyau du Centre, c’est sa collection. Le musée mobile, le musée hors- les- murs, permettent à cette collection de vivre et d’être vue. Ainsi, lors des précédents travaux j’ai pu accueillir la collection Miró à Bordeaux.

Il manquera pourtant au centre de Paris ce lieu essentiel. Le Centre Pompidou doit conserver son esprit pluridisciplinaire, qu’il traite des sujets de société, qu’il soit plus ancré dans le présent, qu’il prenne plus de risques…

Je vous remercie.

[1]  Dossier de presse, Paris-Berlin : https://www.centrepompidou.fr/media/document/f3/30/f3303450a8139b1d9a8c6b8885aad50b/normal.pdf

[2] Le Musée national Picasso fut inauguré en octobre 1985.

[3] Sur le site du Centre Pompidou : https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/cyn6Rja

[4] « Présumés innocents, l’art contemporain et l’enfance », exposition, organisée avec Stéphanie Moisdon, 2000.

[5] L’exposition s’est réalisée semble-t-il bien plus tard : du 27 janvier 2012 au 11 mars 2012, Au Petit Palais : « Exposition temporaire Rabindranath Tagore (1861-1941)< ; La dernière moisson ».

[6] « Africa Remix, l’art contemporain d’un continent », Centre Pompidou, du 25 mai au 8 août 2005.

[7] https://www.musee-lam.fr/fr/william-kentridge

*Éléments biographiques

Née en 1950 à Paris 75005

Université Paris I Panthéon-Sorbonne, licence d’histoire de l’art et archéologie, maîtrise d’histoire École du Louvre

1971-1972 :  Centre national d’art contemporain, documentaliste

1973-1977 : Musée national d’art moderne (Paris), documentaliste

1977-1979 : Musée national d’art moderne – Centre Pompidou (Paris), documentaliste, responsable du fonds Europe de l’Est

1979 :  Concours de conservateur de la Ville de Paris et des musées nationaux.

1980 : stages au Musée du Louvre et au musée d’Orsay.

1981-1992 : Musée Picasso (Paris), conservatrice

1987 : Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, commissaire de l’exposition « Le dernier Picasso, 1953-1973 »

1992-1996 Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, cabinet des arts graphiques, directrice

1993 : Musée Picasso (Paris), commissaire de l’exposition « Picasso, Toros et toreros »

1995 : Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, commissaire de l’exposition « Louise Bourgeois. Pensées-plumes » Commissaire avec Bernard Marcadé de « Fémininmasculin, le sexe de l’art ».

1996-2000 : Co-Directrice au CAPC-Musée d’art contemporain de Bordeaux.

2003-2013 : Musée du Louvre, chargée de mission pour l’art contemporain.

2006 : Conservatrice générale du patrimoine. A été membre du Haut Comité des commémorations nationales (2017). A participé à des émissions de radio sur France- Culture. 

Commissaire d’expositions indépendante : « Les désastres de la guerre », au Louvre-Lens, 2014 ; « Leiris & Co », au Centre Pompidou-Metz, 2015 ; « Cindy Sherman », à la Fondation Vuitton, 2020 ; « Picasso Poète », au Musée Picasso, 2019-2020 ; « William Kentridge », au LaM, 2020 ; « Dans l’air, les machines volantes » au Hangar Y, 2023 ; « Lacan, L’exposition, quand l’art rencontre la psychanalyse », au Centre Pompidou-Metz, 2023-2024 ; « Dislocations », au Palais de Tokyo, en 2024.

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