L’enseignement de l’architecture au XXe siècle, une histoire méconnue par Marie-Jeanne Dumont – 11/12
Colloque « Écrire l’histoire de l’enseignement de l’architecture : quelles sources ? quels enjeux ? »
Cité de l’architecture et du patrimoine, 19 février 2016
Enjeux et perspectives de la recherche
L’enseignement de l’architecture au XXe siècle, une histoire méconnue
Marie-Jeanne Dumont, maître de conférences, École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville
L’École des Beaux-Arts : prestige, déclin, oubli
Hypnotisés par le prestige de l’école des beaux-arts, telle qu’elle fonctionnait au xixe siècle, les historiens d’art ont un peu oublié de regarder ce qui s’était passé par la suite, pendant ces 67 premières années du xxe siècle, qu’ils ont vues au mieux comme un prolongement, au pire comme un déclin. De leur côté, aveuglés par la haine qu’ils portaient à l’ancienne école, les architectes qui l’avaient connue et en étaient venus à bout s’en sont tenus à une image assez caricaturale, partout ressassée : celle d’une école figée dans ses rites immuables, ses récompenses annuelles, son prix de Rome, ses patrons d’atelier omnipotents appelant à leur succession leur meilleur élève, lui-même prix de Rome et peut-être devenu entretemps leur gendre, ses bustes s’alignant en nombre toujours plus grand sur les pupitres de la bibliothèque, ses copies d’antiques de plus en plus envahissantes et ses fragments anciens occupant le moindre bout de mur, dans un lieu entretenu jusqu’alors (graffitis des loges compris) dans un respect qu’ils avaient pris pour un manque de courage, dont la richesse culturelle était vécue comme une oppression et le luxe comme une compromission. Une école au folklore désuet, pour ne pas dire ridicule : avec son argot d’atelier, sa fanfare, son hymne (le chant des pompiers encore entonné de temps à autre, quoique de moins et moins souvent, seuls les architectes de plus de 60 ans ayant pu apprendre cette chanson cocasse), son bal et ses pince-fesses, son bizutage, sa misogynie, son anti-intellectualisme, bref, avec tout ce qu’on détestait… Les professeurs de théorie des années cinquante semblaient bien loin derrière leurs devanciers du XIXe : Gromort inférieur à Guadet, et sans parler de Gutton. Les fascicules de projets de concours des éditions Vincent et Fréal montraient des dessins qui semblaient avoir été faits un siècle avant, des lavis d’ordres antiques devenus surréalistes, des esquisses de pavillons et de palais totalement anachroniques, des compositions grandiloquentes dépourvues de toute utilité. Et en effet, quel sens pouvaient avoir ces exercices abstraits face aux enjeux de l’aménagement du territoire des Trente Glorieuses ? Quel sens l’esprit de continuité face aux pédagogies de la rupture ? Dans l’éclat de mai 68, toute cette histoire de l’école des Beaux-Arts a pris une couleur sombre ; elle est devenue la part d’ombre de l’architecture française du XXe siècle. Tout le monde s’est accordé à trouver méritée la chute d’un établissement figé dans son élitiste et dans son académisme, qui semblait n’exister qu’à seule fin de nous ridiculiser face aux nouvelles universités américaines.
Dans les années 1970, la honte de l’École des beaux-arts est devenue doctrine et sa haine a guidé toutes les décisions. Sur place, les directeurs successifs ont débarrassé les lieux de tous les plâtres, même les plus monumentaux comme les fragments du Parthénon et du temple de Jupiter stator (grandeur nature tous les deux !), même les plus emblématiques comme la muse Melpomène qui avait donné son nom à la salle d’exposition des projets et dont la stature immense, hors d’échelle, en avait imposé à quelque vingt générations d’élèves. Ils ont décroché les médaillons et les tableaux, supprimé le mobilier pédagogique, fermé le musée, vidé la bibliothèque de ses livres les plus précieux. Participant à cette curée, le ministre avait exigé que soit renvoyé en province un fragment architectural pourtant essentiel à la symbolique du lieu : le célèbre arc de Gaillon, autour duquel Félix Duban avait ordonné toute sa composition et sa pédagogie de l’histoire. Partout on s’est efforcé de neutraliser les lieux en effaçant les traces du passé. On a interdit le folklore de l’ancienne école et supprimé les fanfares. On a fondé les nouveaux établissements sur des principes diamétralement opposés, dans des lieux aussi éloignés que possible, comme ailleurs on envoyait les intellectuels aux champs. L’enseignement de l’architecture a connu une révolution culturelle d’une radicalité inouïe et, dans la foulée, a enfoui son passé.
Sous l’aiguillon de la professionnalisation et de la décentralisation
En réalité, sous un immobilisme réel et qu’il n’est pas question de contester, l’École avait commencé à bouger, dès la fin du xixe, notamment sous la pression des contraintes extérieures, et quand ce ne serait que pour résister à ces contraintes.
C’est d’abord le diplôme d’architecte qui avait été créé, en 1867, à la demande des élèves, surtout provinciaux. On ne le sait guère mais ce sont les élèves qui ont réclamé ce titre scolaire, eux qui ont inventé le sigle D.P.L.G. (« diplômé par le gouvernement », si étranger aux traditions administratives françaises), qui l’ont imposé auprès des pouvoirs publics, eux qui ont négocié auprès des ministères des débouchés pour ce diplôme que l’École se gardait bien de soutenir et de valoriser, qu’elle aurait sans doute préféré voir disparaître tant il répugnait à ses gènes artistiques (on ne diplôme pas l’art, on ne diplômait pas les peintres et les sculpteurs, pourquoi diplômer les architectes ?). Ce sont les anciens élèves qui ont ensuite appuyé (et parfois payé) les formations professionnalisantes dédiées, organisé dans leur association d’anciens (la Société des architectes diplômés par le gouvernement ou S.A.D.G.) l’incorporation des jeunes générations et inventé la structuration moderne de la profession. Sans la pugnacité des élèves, le diplôme d’architecte en France n’aurait pas été créé à cette date ou n’aurait pas perduré. Les élèves qui, en mai 68, réclamaient la séparation de l’enseignement et de la profession ignoraient qu’ils s’attaquaient à un lien qui avait été l’une des plus difficiles conquêtes de leurs aînés.
Après la professionnalisation, l’adaptation des contingents d’élèves aux besoins du pays devient l’affaire des premières décennies du xxe. C’est en 1890, qu’est évoquée pour la première fois l’idée de subordonner le nombre d’élèves-architectes aux besoins prévisibles de la France, en termes de construction privée et surtout de commande publique. Il faudra une bonne dizaine d’années de discussions pour faire aboutir la création d’écoles régionales destinées à remplir cet objectif, dans un esprit de centralisme qu’il est difficile de comprendre aujourd’hui mais qui paraissait alors seul capable de garantir le caractère national du titre récemment créé. C’est ainsi que les nouvelles écoles régionales furent placées sous la tutelle directe de Paris. Là encore, réforme acquise non de l’intérieur ou à la demande du ministère, mais sous la pression des associations professionnelles, locales en l’occurrence.
Dans l’entre-deux-guerres, l’École avait dû affronter la multiplication des diplômes et la puissance de séduction des pédagogies modernes : celle de l’école des Arts décoratifs d’abord, ou celle du Chaillot d’Anatole de Baudot, puis la montée en puissance de l’École spéciale d’architecture (grâce à Mallet-Stevens de façon éphémère, et surtout à son directeur Henri Prost, qui vers 1930 fait venir Auguste Perret). Il fallait combattre l’aura du 35 rue de Sèvres, siège de l’atelier de Le Corbusier, qui se flattait d’apprendre aux jeunes de tous les pays une pensée architecturale autrement plus élevée en même temps que plus opérationnelle. Il y avait enfin les écoles d’ingénieurs qui formaient toujours des contingents d’architectes capables d’affronter et de maîtriser l’évolution des techniques modernes.
Dans ce contexte de formations concurrentielles, réellement très menaçantes pour l’avenir de l’École, la loi de 1940 a apporté une bouffée d’oxygène aux Beaux-Arts : en complément de la loi créant l’Ordre des architectes, en 1940, Louis Hautecœur avait introduit une réforme des études d’architecture qui avait donné au diplôme de l’École le monopole de l’accès à l’Ordre, donc à l’exercice de la profession, en supprimant leurs habilitations à presque toutes les autres formations (écoles d’ingénieurs notamment, et Arts décoratifs). Cette exclusivité avait été accordée à l’École des beaux-arts en contrepartie d’une réforme des études (incluant une sorte de cycle doctoral) qu’on s’est empressé d’oublier à la fin de la guerre. Dès lors l’École des beaux-arts avait été libre de cultiver ses défauts en toute sérénité, sans avoir à craindre de concurrence ni être obligée d’évoluer. Ce fut probablement le legs le plus pernicieux du texte de 1940.
Après le séisme de mai 68
Après mai 68, l’éclatement de l’école des beaux-arts et la création des Unités pédagogiques, les choses ne se sont pas passées non plus dans l’euphorie et la sérénité qu’on aurait pu attendre. Curieusement, personne ne semblait avoir anticipé l’appel d’air qu’allait provoquer sur les générations du baby boom la suppression d’un concours d’entrée aussi sélectif. Les Unités pédagogiques, qui se pensaient comme des regroupements idéologiquement cohérents parce que petites, furent contraintes de gérer, en très peu d’années, la massification de cette branche de l’enseignement supérieur. On comprend qu’elles en aient été déstabilisées. Alors qu’ils vivaient un moment de refondation et de liberté unique en son genre, les enseignants même les plus en motivés ont été pris de panique (notamment dans les écoles parisiennes), devant les hordes de bacheliers de toutes sections, eux qui n’avaient connu que les générations bien calibrées et sélectionnées par des années de préparation à «l’admission ». Comment oublier le happening chaotique de ces débuts des années 1970 ? Les survivants pourraient décrire (et il faudrait le leur demander) le sentiment d’absurde qui étreignit les protagonistes devant la brutalité du renversement : les studios de projet sans projet, les diplômes sans dessin, les séjours dans le Larzac en guise de stage pratique, les cours de matérialisme dialectique en guise d’histoire, les loteries tenant lieu d’examen, la grève permanente, le pathos d’enseignants refusant d’enseigner au nom de la créativité innée, quand ce n’était pas au nom de la révolution permanente…
Les programmes des projets, en rupture avec ceux de l’ancienne école, se voulant en prise sur la société et sur l’époque, ne suivaient pas pour autant les mouvements de la commande publique, ni toujours ceux de la théorie : on commençait à peine à enseigner le logement de masse que la commande de grands ensembles avait déjà disparu de la scène nationale. Le modèle universitaire avait permis certains acquis immédiats, comme l’introduction de la recherche, mais le socle scientifique sur lequel on prétendait s’appuyer, notamment les sciences humaines, étant lui-même en proie à la réforme et au mouvement, n’offrait pas la stabilité que l’on pensait pouvoir en attendre. Beaucoup de disciplines introduites en fanfare dans les années 1970, comme la sociologie de l’habitat, la psycho-sociologie de l’espace ou encore la sémiologie, se sont quasiment évanouies quelques décennies plus tard. De discipline reine dans les années 1980, l’histoire est passée au rôle de supplétif dans les années 2000. Et quant à la pluridisciplinarité, elle pose toujours question.
Dans ce moment troublé, des étudiants dont l’avenir n’était plus du tout assuré comme autrefois, avaient été abandonnés à eux-mêmes. C’est ainsi que les quelque 20 % de filles qui arrivèrent dans les unités pédagogiques au début des années 1970 n’ont pas reçu l’accueil que le progressisme du corps enseignant aurait laissé présumer. Alors que les plus grandes écoles d’ingénieurs s’ouvraient aux filles au même moment, les étudiantes en architecture ont été parfois sommées d’expliquer un choix jugé incongru pour elles et néfaste pour l’institution. La féminisation des élèves puis du corps enseignant dans les écoles d’architecture est un phénomène à interroger dans sa rapidité et son caractère massif, puisqu’on est passé de presque zéro à 60 % en quarante ans.
L’enseignement, ciment de la profession
Enfin, l’histoire des écoles, ce n’est pas seulement celle des enseignants et des enseignements, mais aussi celle des élèves. Il est frappant de constater la force du souvenir que les architectes français, au XXe siècle tout aussi bien qu’au XIXe, ont gardé de leurs études. Tous les témoignages concordent sur ce point : les architectes ont généralement aimé leurs années de formation, notamment aux Beaux-Arts, en ont volontiers parlé et pieusement conservé les reliques. Esquisses, rendus, diplômes, médailles, menus de bals, photos d’ateliers, croquis, carnets et photos de voyage : leurs fonds d’archives incluent systématiquement ces travaux juvéniles, transmis aussi par la mémoire familiale. Mais les archives associatives et professionnelles sont tout aussi riches de ce point de vue, quoique moins connues, comme en témoignent des bulletins comme ceux de la SADG, de l’Association provinciale ou de la Société centrale, des gazettes d’ateliers ou encore le Bulletin de la Grande Masse (plus connu sous son nom de Melpomène puis Melp ! dans les années 1960). Ces romans d’apprentissage s’épanouissent enfin dans les oraisons funèbres d’architectes que leurs camarades d’école, devenus leurs familiers pour la vie, ont prononcées à leurs enterrements et que les revues ont publié comme des textes incontournables, jusqu’aux années 1950. Il y a là un phénomène assez singulier pour être pris en considération. Durant deux siècles, l’école des beaux-arts aura vraiment été le ciment de la profession.
Si les architectes français ont aimé leurs études aux Beaux-Arts, c’est peut-être aussi parce qu’ils y jouaient un rôle actif, plus important certainement que les étudiants d’aujourd’hui. C’est bien l’étudiant qui, jusqu’en 1940, déterminait la longueur de ses études, c’est lui qui fixait le rythme auquel il désirait avancer, c’est lui qui décidait du moment où il arrêterait, lui qui fixait la hauteur à laquelle il placerait la dernière barre de ce concours sportif de haut niveau. Rester un an, cinq ans ou dix ans était un choix du ressort de l’élève et le rôle de l’École était de l’encourager à poursuivre le plus loin donc le plus longtemps possible, non de le conduire vers la sortie. Cette situation passée offre un contraste saisissant avec celle d’aujourd’hui, où les étudiants ne sont plus des « espoirs » de l’architecture que l’on pousserait le plus loin possible ou de futurs confrères que l’on encouragerait et que l’on accueillerait personnellement, mais des étudiants au sens universitaire du terme, dont l’avenir n’est pas du ressort du système et qu’il s’agit de gérer comme un flux, rapidement et sans à-coups. On peut gager du système contemporain qu’il ne produira pas le même attachement, les mêmes souvenirs ni, à la fin… les mêmes archives.
Sources diverses, nouvelles problématiques, cycles croisés
Pour comprendre l’histoire des écoles d’architecture ou plus généralement de la manière de former les architectes en France au xxe siècle, il faut aborder toutes ces questions et donc croiser plusieurs types de sources, publiques, privées, institutionnelles, familiales ou associatives. Il faut confronter les situations locales et nationales ; croiser les temporalités, considérer les choses de l’extérieur (la profession) comme de l’intérieur (les écoles elles-mêmes). Il faut naviguer en permanence entre érudition locale, voire personnelle, et méthodologie savante, faire dialoguer témoins et historiens. Bref, se situer à toutes les échelles de l’historiographie, quels que soient les noms qu’on leur donne : grande, petite, micro, voire nano-histoire ! Il faut mettre ensemble ces antagonistes présumés que sont la mémoire et l’histoire. Ce fut la qualité de la recherche à ses moments militants et c’est à eux que l’on se réfère pour cette nouvelle entreprise militante.
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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
chmc1 (5 septembre 2016). L’enseignement de l’architecture au XXe siècle, une histoire méconnue par Marie-Jeanne Dumont – 11/12. Politiques de la culture. Consulté le 22 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mrdn