Paul Léon – La reconstruction après la première guerre mondiale
À l’occasion du 60e anniversaire du ministère que nous célébrons en cette année 2019, le Comité d’histoire a entrepris la publication de grands textes ayant participé à la construction des politiques publiques de la culture et témoignant de l’histoire longue du « régalien culturel ». Ce projet se traduira par la mise en ligne régulière, au fil de l’année, de textes de différents registres -littéraires, juridiques, politiques- et de différentes périodes historiques -de la Révolution à l’aube de la création du ministère des Affaires culturelles.
Afin d’enrichir ce projet, le Comité recevra avec plaisir vos suggestions à l’adresse suivante : comitehistoire@culture.gouv.fr
Paul Léon,
« La reconstruction après la première guerre mondiale » – 1947
L’œuvre essentielle qui s’imposait, au lendemain de la guerre, c’était d’en effacer les traces. Il fallait relever les ruines, les édifices dévastés. De Dunkerque aux Vosges, la France offrait le spectacle d’un gigantesque chaos. On pouvait se demander s’il serait jamais possible de reconstruire au même endroit, dans ces montagnes de décombres. Mais les ruines se relevaient d’elles-mêmes. La vie reprenait, s’incrustait comme le lichen sur le rocher. A Sermaize, dans la Marne, la première baraque en planches qui reparut sur le sol portait cette inscription encourageante : « Madame Barbara, sage-femme ». Je me souviens d’une visite dans les ruines de Béthune, où le beffroi découronné dressait une silhouette sinistre. Sur la place qui n’était plus qu’un désert de pierres, j’aperçus, au-dessus d’un trou béant, deux poteaux de bois portant une toile avec cet écriteau : coiffeur. Cette réclame insolite valait un acte de foi. Je repartis, l’espoir au cœur.
La restauration des monuments posait de difficiles problèmes. Nombre d’églises qui ne figuraient pas sur la liste de classement pouvaient encore être reconstruites. Il fallait empêcher leur destruction systématique et totale. Bien des éléments anciens pouvaient être réemployés; par eux l’édifice conserverait son caractère. On éviterait ainsi sa réfection à neuf, suivant des types en série. Que d’immeubles eussent pu ainsi être réparés à peu de frais ! Mais il était plus simple de tout jeter à bas et les cubes de moellons s’alignaient, dressés géométriquement le long des routes, destructions génératrices de travaux neufs. Je décidai de multiplier les classements. Nos architectes, arrivant dans les villes et les villages, étendaient leur protection sur les édifices menacés, de même que, dans Le Lutrin de Boileau, le chantre étend ses mains bénissantes sur les chanoines en révolte. Le classement, ce fut le salut.
Un millier de chantiers s’ouvrirent dans le Nord et dans l’Est de la France. Heureusement s’était formée une génération d’architectes recrutés avec grand soin et qui unissaient le talent à l’expérience. L’enseignement donné à l’École des Chartes par des maîtres éminents, tels que Robert de Lasteyrie, Eugène Lefèvre-Pontalis avait exercé sur eux une influence profonde. Conscients des erreurs commises par Viollet-le-Duc et ses disciples, ils étaient soucieux de conserver, dans la mesure du possible, les vestiges du passé. Ils avaient à leur disposition de riches archives, des relevés, des documents graphiques et photographiques, des moulages permettant d’opérer avec certitude. J’avais moi-même publié, en 1917, un ouvrage sur les Monuments historiques, où j’avais essayé de fixer l’histoire et la doctrine des restaurations monumentales en France. Tous nous étions bien préparés.
L’essentiel était d’aller vite, de limiter les dégâts, d’empêcher leur aggravation. Il fallait étayer et couvrir avant l’hiver. Je n’hésitai pas à engager les travaux sans attendre l’autorisation budgétaire. Cette fois, les Commissions de la Chambre et du Sénat ratifièrent mon initiative. Je fis prospecter les forêts des environs de Reims et pus ainsi ramasser des quantités importantes de tôle ondulée abandonnée par l’armée. Ce larcin administratif me sera sans doute pardonné en faveur de l’intention. Je pus ainsi garantir des intempéries les cathédrales de Noyon, de Soissons, de Reims et bon nombre d’édifices.
À cette protection provisoire succéda la reconstruction. Pendant dix ans, elle a été ma tâche, ma préoccupation essentielle. Je n’ai cessé de parcourir toutes les régions atteintes, d’étudier sur place les problèmes, les solutions variables suivant chaque cas. Depuis le début du siècle, l’utilisation du ciment armé avait transformé de fond en comble le problème de la restauration monumentale. Il devenait possible de soutenir les édifices par des armatures invisibles, sans dépose de matériaux. Une ingénieuse médication succédait à une chirurgie brutale.
Sans doute de nombreux monuments ont été refaits à neuf, mais avec le réemploi des matériaux anciens, avec des pierres choisies suivant la région, le caractère, taillées comme elles l’eussent été au Moyen Âge. Toutes ces nouvelles églises étaient vraiment filles des anciennes. Le beffroi, les places d’Arras, lorsque les pierres auront vieilli, retrouveront leur aspect, leur histoire, leur âme.
Je fus puissamment aidé par des concours étrangers, notamment par la générosité de John Rockefeller. Une fête avait été donnée au Palais de Versailles dans la Galerie des Glaces au bénéfice de la restauration des bâtiments. Le souper s’était prolongé fort tard dans la nuit. Je tremblais qu’une imprudence, un vice de l’installation électrique ne provoquât un incendie dans ces constructions en bois si facilement inflammables. Les pompes étaient sous pression dans la cour. La recette de trois cent mille francs ne valait pas un tel risque. John Rockefeller se trouvait parmi les invités. Il résolut de s’associer à l’œuvre de sauvegarde entreprise en faveur des monuments les plus illustres de la France. Tout d’abord il ne se nomma pas. Par des intermédiaires il fit demander le programme des besoins les plus urgents. Je recevais de la Présidence du Conseil questionnaire sur questionnaire; je devais rédiger des notes, des estimations, des devis; je m’impatientais de toute cette paperasserie que je croyais inutile. Une lettre adressée à Raymond Poincaré, alors Président du Conseil, vint enfin tout éclaircir. Une dotation était prévue pour la cathédrale de Reims et pour les palais de Versailles et de Fontainebleau. Les travaux devaient porter uniquement sur la conservation des édifices. Dans l’un, il s’agissait d’effacer les dévastations de la guerre, pour les deux autres de remédier à de lentes dégradations, à un profond délabrement dû à l’insuffisance des crédits d’entretien. L’État, comme un fils de famille, laissait péricliter son bien. Les sommes dépensées dans la cathédrale et dans les deux palais s’élevèrent à soixante millions. Désireux de donner un témoignage de la gratitude nationale à ce généreux mécène, j’obtins de l’Académie des Beaux-Arts son élection au titre d’associé étranger. C’était un homme très simple, il vint assister à la séance annuelle avec sa femme et sa fille, toutes deux très frappées du cérémonial quelque peu désuet, sous la coupole vétuste, mais chargée d’histoire. Elles admiraient les habits verts, l’entrée solennelle des académiciens, les tambours battant aux champs, les gardes à cheval dans la cour, cape au vent, casque étincelant. Le recul des siècles exerce un attrait bien naturel sur un peuple jeune encore, sans passé, sans ancêtres.
Eût-il mieux valu laisser les ruines faites par la guerre ? D’aucuns l’eussent souhaité pour l’opprobre éternel des envahisseurs. C’était la thèse des poètes : « Une honte pour eux, pour nous un Parthénon », écrivait Edmond Rostand à propos de la cathédrale de Reims. Et Rodin, reprenant la thèse de Ruskin, concluait que « le traitement du passé malade par le présent meurtrier, cause un deuil irréparable ». Le débat n’était pas nouveau. Il avait eu lieu déjà sous la Révolution, à propos des ruines de l’église Saint-Nicaise de Reims « Laissons faire la faux du temps pour produire d’heureux effets », déclarait l’ingénieur Tarbé. Sans doute le temps est un grand sculpteur; des ruines peuvent au cours des siècles, prendre un aspect imposant, présenter une synthèse expressive de l’édifice ; telles sont celles des abbayes de Longpont, d’Ourscamp, de Jumièges. La destruction ne s’est consommée que peu à peu. Le monument, dépouillé de sa parure ornementale, garde du moins la beauté de sa structure. Mais les édifices détruits par les bombes ou l’incendie, n’offrent plus qu’une masse informe, un lamentable chaos. Rappelons-nous les ruines des Tuileries, de la Cour des Comptes, béantes au cœur de Paris.
Pour commémorer les fastes héroïques des récentes batailles, il fut créé un Service des Vestiges de Guerre.
En Alsace, en Champagne, on essaya d’entretenir, d’immobiliser certains aspects des combats. Peu à peu, la nature en recouvrit les dernières traces ; la zone rouge a disparu. Seules les hautes moissons signalent les terres nourries par le carnage où, selon la parole de Paul Valéry « l’argile rouge a bu la blanche espèce ». Du moins eût-on pu refréner, endiguer, discipliner l’ardeur, la fougue désordonnée qui dressa sur le territoire tant de monuments commémoratifs : orgie de pierre, de bronze, de marbre, images de lutte, de victoire, de mort, symboles de résurrection et d’espérance, gestes violents, attitudes théâtrales. Là encore, le hasard des choix, des personnes a seul et tout décidé. Quelques-uns seulement s’imposent à l’attention, parfois même à l’admiration : ceux qui sont conçus dans le cadre d’un site, construits par des architectes à l’échelle de l’événement, en harmonie avec le paysage, tel cet émouvant dolmen de la Tranchée des baïonnettes, édifié au lieu même où tombèrent les héros ensevelis, les armes affleurant au sol, telle encore la vaste table de pierre qui forme une sorte d’autel au cimetière de l’Hartmannswillerkopf, avec sa crypte glorieuse, encadrée par les statues de Bourdelle, graves et austères gardiennes de l’holocauste sanglant, tel encore à Lyon, le mausolée érigé dans le Parc de la Tête d’Or. La victoire avait été trop douloureuse pour qu’elle entonnât la trompette ; ses lauriers recouvraient un million de morts.
C’est la pensée qui guida le statuaire Landowski pour son monument « les Fantômes », érigé en mémoire de la seconde bataille de la Marne. Il s’inspire de l’apostrophe qu’on prête au commandant Driant, l’un des héros de Verdun : « Debout les morts ! » Ce sont des soldats pressés les uns contre les autres, dans l’éternel sommeil, au sein de la terre protectrice qui les recouvre d’un linceul.
Encore que mon rôle se bornât à la conservation des monuments historiques, j’aurais voulu appliquer les mêmes méthodes à la reconstruction des villages dans les régions dévastées. J’avais réussi, avec la collaboration de l’architecte André Ventre, à instituer des concours, à créer des types de fermes, de boutiques, de maisons dans lesquels, il serait tenu compte du caractère régional, de la conservation des matériaux, des formes traditionnelles, tout en apportant les améliorations nécessaires à l’hygiène, à la vie moderne. Je publiai un opuscule sur La Renaissance des ruines, suggérant ces propositions et ces vœux. L’effort hélas ! demeura vain. Bientôt se constituait un ministère spécial pour les régions libérées. Les nouveaux services créés examinaient les problèmes selon des idées bien différentes. Il s’agissait d’exploiter au mieux les dommages, le droit à réparation. L’art et l’histoire apparaissaient comme des idoles désuètes, désormais sans adorateurs.
LÉON Paul – « La reconstruction après la première guerre mondiale » in Du Palais-Royal au Palais-Bourbon Souvenirs, Paul Léon, Éditions Albin Michel, Paris, 1947.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
chmc2 (3 avril 2019). Paul Léon – La reconstruction après la première guerre mondiale. Politiques de la culture. Consulté le 26 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mrk8