23 septembre 1969 : classement parmi les monuments historiques du Palais idéal du facteur Cheval

À l’occasion du 60^e anniversaire du ministère, le Comité d’histoire publie, tout au long de cette année 2019, une série de contributions de chercheurs et d’acteurs de la culture autour d’une date librement choisie dans la période comprise entre 1959 et 2018.

Si vous souhaitez participez à cette démarche, vous pouvez nous contacter à l’adresse suivante : comitehistoire@culture.gouv.fr

Par Gilles Soubigou,
Conservateur du patrimoine, docteur en histoire de l’art, conseiller à l’action culturelle patrimoniale à la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes,

Louis Charvat (photographe), Palais imaginaire seul au monde (façade Sud-Ouest), s.d. (v. 1902), carte postale (coll. part.)

Le nom d’André Malraux est étroitement associé au classement par décision ministérielle – et contre l’avis de la commission supérieure des monuments historiques – du Palais idéal du facteur Cheval à Hauterives (Drôme), singulière création d’architecture spontanée rattachée parfois à l’art naïf, parfois à l’art brut. Pourtant, l’arrêté de classement rendu le 23 septembre 1969 ne porte pas sa signature, mais celle de Michel Denieul (1926-2013), directeur de l’Architecture, par délégation du nouveau ministre des Affaires culturelles, Edmond Michelet (1899-1970). Et ce n’est pas non plus lui qui avait initié la démarche de protection au titre des monuments historiques, cinq ans plus tôt. Comment cette protection a-t-elle donc pu s’imposer avec le temps comme l’un des hauts faits du premier ministre des Affaires culturelles ?

Aux origines de la protection

La floraison d’articles de presse et de textes consacrés au Palais idéal dans les années 1950-1960 explique peut-être l’intérêt que, dix ans plus tard, lui porte le Premier ministre du Général de Gaulle, Georges Pompidou. Car c’est bien lui qui, au début de l’année 1964, demande « d’examiner s’il convenait de protéger au titre de la loi de 1913 le Palais Idéal du facteur Cheval », comme le résume, dans une note du mois d’avril, Claude Robin, conseiller technique auprès du ministre André Malraux[1]. Preuve de l’intérêt personnel du Premier ministre, ce dernier a chargé du suivi de sa demande son chargé de mission pour l’éducation et la culture – et beau-frère – Henri Domerg (1922-2015). Hautement signalée, la demande descend la chaîne hiérarchique du cabinet du Premier ministre au cabinet du ministre des Affaires culturelles, puis à la Direction de l’Architecture, d’où elle est envoyée au Bureau des Travaux et Classements avant d’arriver enfin à Lyon sur le bureau du Conservateur régional des Bâtiments de France, Claude Hiriart. Le cabinet du Premier ministre se tiendra régulièrement au courant de l’avancée de l’instruction administrative de ce dossier, qui subira également des pressions locales. Celles, tout d’abord, de Maurice Vérillon (1906-2001), sénateur-maire de Die, qui visite le Palais idéal le 15 août 1965 et a à cœur d’appuyer la demande de classement, susceptible selon lui d’augmenter la fréquentation touristique dans le département[2]. Celle, ensuite, de Jacques Marette (1922-1984), ministre des Postes et Télécommunications de 1962 à 1967, partisan dès 1966 de la protection au titre des monuments historiques, allant jusqu’à informer le ministère des Affaires culturelles que son propre Ministère serait prêt à « participer financièrement à [une] opération [de réparations] »[3]. Celle, enfin, du Préfet de la Drôme entre le 21 février 1968 et le 1^er février 1972, Jacques Patault (1924-2004) – par ailleurs ancien chargé de mission dans le cabinet de Georges Pompidou -, qui se montra un avocat efficace de la protection, après sa visite du site, effectuée très rapidement après son arrivée sur son nouveau territoire.

Une longue démarche d’instruction

Fortement sollicitée – pour ne pas dire harcelée – par ces injonctions, l’administration des monuments historiques se met en marche avec une prudente lenteur. Claude Hiriart doit appliquer la réglementation sur le patrimoine en vigueur depuis 1913. Pour être protégé au titre des monuments historiques, un édifice doit faire l’objet d’un dossier dit de recensement, le documentant historiquement et architecturalement. Ce rapport doit être enrichi de deux avis, l’un de l’architecte en chef des monuments historiques territorialement compétent, l’autre de l’Inspecteur général des monuments historiques, en administration centrale. Le tout est ensuite soumis à la délibération de la commission supérieure des monuments historiques, à Paris, qui doit rendre au Ministre un avis – favorable ou défavorable – à la protection.  Pressé par sa hiérarchie, le recenseur de Lyon, Louis Bernard, rend en mai 1964 un rapport[4] assorti d’un avis tranchant, souvent reproduit :

Le tout est absolument hideux. Affligeant ramassis d’insanités, qui se brouillaient dans une cervelle de rustre. Mieux vaut ne pas parler de « l’art » en question. […] C’est la traduction dans le ciment d’une sorte de cauchemar théosophique.

L’avis réglementaire de l’architecte en chef des monuments historiques territorialement compétent, Jean-Claude Rochette (né en 1927), rendu le 16 janvier 1965, n’est pas dénué d’une certaine distanciation ironique. Ayant en ouverture qualifié l’œuvre de « remarquable », c’est pour ajouter aussitôt « d’autant plus qu’elle relève de l’insolite et de la psycho-pathologie » et pour conclure qu’il « redoute que l’on ne puisse éviter que la protection au titre des monuments historiques, ne donne à cette œuvre, essentiellement excentrique un caractère exemplaire »[5].

Enfin, l’avis de l’Inspecteur général des monuments historiques, Henri Jullien (1905-1980), également architecte en chef des monuments historiques, est favorable à l’inscription, même s’il manque de chaleur :

Si certaines parties sont d’un effet plus que douteux, et que les statues notamment soient d’une exécution enfantine, on ne peut dénier à cet ensemble un aspect quelque peu monumental rappelant de loin les temples d’Extrême-Orient. […] Si ce Palais idéal est ridicule par certains côtés, l’œuvre d’ensemble n’est pas dénuée de tout intérêt, et mérite, à notre avis, d’être conservée [6]

Ainsi constitué, le dossier de protection manque d’arguments et les mois passent sans qu’il soit soumis à l’examen de la CSMH. S’ajoute à cela l’hostilité marquée par le directeur de l’Architecture au Ministère, Max Querrien (1921-2019). Pour renforcer l’argumentaire, une évaluation des travaux à réaliser est commandée à Jean-Claude Rochette. Le dossier peut finalement être présenté à la délégation permanente de la CSMH, qui le renvoie vers la commission supérieure laquelle, lors de sa séance du 10 mars 1967, oppose un sec refus à la protection. Ce qui, théoriquement, doit mettre fin à l’instruction. Mais c’est sans compter le poids de la parole du Ministre d’Etat, qui va maintenant s’élever.

L’appui décisif d’André Malraux

La première trace d’intérêt d’André Malraux pour ce dossier remontait à une note de son directeur de cabinet, Antoine Bernard (1924-1982), du 24 octobre 1966, faisant savoir à Max Querrien que « Le ministre souhaite qu’on protège aussi efficacement que possible la maison du facteur Cheval qu’il considère comme un chef-d’œuvre de l’art naïf du 19^e. il est prêt à le classer et à faire étudier les moyens d’en arrêter la dégradation. »[7]. Mais plus rien depuis cette date.

Pour provoquer l’engagement actif et décisif du ministre des Affaires culturelles, il fallut celui d’un autre écrivain, Jean Dutourd (1920-2011). L’auteur du roman Au bon beurre (prix Interallié 1952), qui avait visité le site le 29 mai 1965 puis de nouveau au début de l’année 1968, publie un article retentissant dans le Figaro le 2 mai 1968. Intitulé « Le sublime facteur rural », ce texte parle du « chef-d’œuvre en péril », sur lequel veillent « avec dévouement » les gardiens, « M et Mme Rebattet ». L’interrogation est très directe : « Que diable attendent les Beaux-Arts pour classer ce bijou (…) ? » et il ajoute plus loin :

Certes, on ne peut demander à l’administration des Beaux-Arts de mettre toute la France sous globe, et il faut bien que le passé meure. Mais enfin, il existe des choses uniques et irremplaçables. Le palais idéal du facteur Cheval en est une. […] Si le palais du facteur Cheval s’effondre, comme il est probable, je pense que c’est un peu de notre âme qui, encore, sera perdue.

On sait que Malraux a lu cette tribune – elle lui est d’ailleurs rappelée par une question écrite du député et ancien ministre Jacques Marette à l’Assemblée nationale le 8 mai 1968 –, et c’est sans conteste en réaction à ces remontrances qu’il prend fait et cause pour le Palais idéal. Chose étonnante, lui qui avait manifesté dans ses essais sur l’art – depuis La Monnaie de l’absolu en 1949 jusqu’à L’Intemporel en 1976 – un intérêt constant pour l’art naïf, qu’il couplait à l’art des fous et à l’art primitif, n’avait jamais marqué d’intérêt particulier pour le facteur Cheval, pourtant bien connu grâce notamment à l’action des surréalistes après 1929. On ne relève dans ses écrits qu’une seule référence au facteur d’Hauterives, et elle n’est guère flatteuse, puisqu’elle est utilisée comme une image de la maladresse dans l’art. C’est dans Le Miroir des Limbes, paru en 1972, que Malraux se remémore une visite aux tombeaux des empereurs Ming, lors de son voyage en Chine de 1965, contemplant les imposantes statues funéraires de pierre de dignitaires et d’animaux et les jugeant en ces termes :

Ces statues n’ont ni la grâce des figures des hautes époques, ni la majesté tendue des chimères abandonnées dans les champs de millet de Sian. Ce sont des jouets d’éternité, un Père-Lachaise confié au facteur Cheval. [8]

Dans une note du 3 juillet 1968, Maurice Ramond, conseiller technique au cabinet d’André Malraux, informe Max Querrien que « Après avoir examiné le dossier relatif à la protection au titre des monuments historiques du « Palais idéal » du facteur Cheval à Hauterives, le ministre a décidé de passer outre à l’avis émis en majorité par les membres de la commission supérieure des monuments historiques lors de sa séance du 10 mars 1967 »[9]. Prévu par la loi de 1913, ce cas de figure reste rare. L’administration doit donc se plier à cette décision et préparer l’arrêté de classement, phase qui va durer plus d’un an, notamment parce que ce n’est qu’à ce moment que l’administration s’aperçoit que les propriétaires du Palais, les petites-filles du facteur Cheval, sont rétives à cette mesure[10]. Pendant ce temps de tractations, Maurice Vérillon interpelle André Malraux au Sénat le 20 novembre 1968. La réponse du Ministre a fait date, et est souvent citée par les défenseurs du patrimoine comme de l’art naïf[11]. Elle se conclut par cette phrase emblématique du caractère volontaire de la politique patrimoniale malrucienne :

La réponse à votre question est donc très simple : en un temps où l’art naïf est devenu une réalité considérable, il serait enfantin de ne pas classer, quand c’est nous, Français, qui avons cette chance de la posséder, la seule architecture naïve du monde, et attendre qu’elle se détruise.

Le temps que le projet d’arrêté navigue entre Lyon et Paris et au gré des corrections et amendements diverses, le Général de Gaulle démissionne le 28 avril 1969. Le 20 juin, c’est le ministère Maurice Couve de Murville qui démissionne à son tour, ce qui met fin aux fonctions d’André Malraux comme ministre des Affaires culturelles. La conclusion, on l’a vu, va donc se jouer sans lui. Mais si Malraux n’a pas initié cette démarche de protection, il est celui qui, au terme du processus, a su lui donner du sens. En se réappropriant le dossier, il a créé un modèle, une référence encore valide aujourd’hui pour l’administration des monuments historiques, et une première reconnaissance de poids pour les créations d’architecture naïve.

Bibliographie :
Jean-Pierre Jouve, Claude Prévost et Clovis Prévost, Le Palais idéal du facteur Cheval. Quand le songe devient la réalité, Paris, Éditions du Moniteur, 1981 [rééd. Paris, A.R.I.E. Éditions, 1994].
Véronique Moulinié, D’une architecture l’autre : les habitants paysagistes et le musée d’art moderne de Lille-Métropole à Villeneuve d’Ascq, rapport d’étude (non publié) rédigé dans le cadre du Programme interdisciplinaire de recherche « Art, architecture, paysage », mai 2010 (en ligne)
Gilles Soubigou (dir.), Hauterives. Le Palais idéal du facteur Cheval, Genouilleux, La Passe du vent, à paraître en 2019.

[1] Cité dans Véronique Moulinié, D’une architecture l’autre : les habitants paysagistes et le musée d’art moderne de Lille-Métropole à Villeneuve d’Ascq, rapport d’étude (non publié) rédigé dans le cadre du Programme interdisciplinaire de recherche « Art, architecture, paysage », mai 2010, p. 76-77.
[2] Une fois le classement acquis, il est le premier à lui consacrer une publication : Maurice Vérillon, « Le palais idéal du facteur Cheval », Gazette des beaux-arts, septembre 1970, n° 1220, p. 159-184.
[3] V. Moulinié, op. cit., 2010, p. 82-83.
[4] Conservé aux archives de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes (site de Lyon), CRMH, boîte MH.AA.99-1173.
[5] V. Moulinié, op. cit., 2010, p. 79.
[6] Ibid., p. 81-82.
[7] Ibid., p. 82-83.
[8] A. Malraux, Œuvres complètes, III. Le Miroir des Limbes, Antimémoires, Oraisons funèbres, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1996, p. 423.
[9] V. Moulinié, op. cit., 2010, p. 91-92.
[10] Toutes les étapes de constitution de l’arrêté sont accessibles aux archives de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes (site de Lyon), CRMH, boîte MH.AA.99-1173.
[11] On la trouvera intégralement reproduite dans Jean-Pierre Jouve, Claude Prévost et Clovis Prévost, Le Palais idéal du facteur Cheval. Quand le songe devient la réalité, Paris, Éditions du Moniteur, 1981, p. 11.

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