Industrialisation, Vorkurs et urbanisme de dépendance : l’apport des exilés chiliens à l’enseignement de l’architecture, 1973-1990
Par Ana Chatelier,
Doctorante en histoire de l’architecture, ARCHE (EA 3400), université de Strasbourg
Dès le début des unités pédagogiques d’architecture (UP), de nombreux architectes, plasticiens, voire sociologues étrangers y sont recrutés comme enseignants. Enseignaient-ils auparavant au sein des sections architecture des écoles des beaux-arts ? Le statut précaire de ces postes les aurait-il alors rendus invisibles dans les archives et aux yeux de l’histoire ? Si c’est une hypothèse valable, elle est à combiner avec des facteurs singuliers concomitants. En effet, pour faire face à la crise du système beaux-arts, les jeunes unités pédagogiques d’architecture cherchaient à renouveler profondément l’enseignement de l’architecture. Et l’une des solutions envisagées par le ministère de la Culture, ou encore par les groupes d’enseignants et d’étudiants engagés dans le processus, était de se nourrir de modes pédagogiques pratiqués à l’étranger[1]. Un autre élément qui vient se superposer à la rénovation de l’enseignement est celui des solidarités politiques : lors de cette période d’effervescence où « tout est politique », un grand nombre de réfugiés ont été accueillis.
Parmi ces enseignantes et enseignants étrangers figurent au premier rang des professeurs latino-américains : au cours de l’année 1976, par exemple, ces derniers représentaient respectivement la moitié et deux tiers des enseignants étrangers à l’UP de Strasbourg et à UP6. Ces chiffres illustrent en particulier les troubles politiques touchant les différents pays du Cône sud, à l’origine de nombreuses migrations : plus de la moitié de ces femmes et hommes sont en effet des exilés et bon nombre d’entre eux viennent du Chili. Formés dans des structures universitaires, largement sensibilisés aux questions sociales ou environnementales par le contexte dans lequel ils avaient vécu, les ressortissants latino-américains auraient bénéficié de ce moment charnière de l’enseignement architecturale en France pour y exercer en tant qu’enseignants.
Par quels mécanismes ces architectes entrent-ils dans les unités pédagogiques d’architecture ? Qu’apportent-ils de leur formation initiale ? Quelles doctrines implantent-ils dans les UP et comment les adaptent-ils à ce nouveau contexte ?
Pour mener à bien cette recherche, nous avons décidé de croiser différents types de source : des archives administratives et pédagogiques des écoles d’architecture, des entretiens avec des acteurs de l’époque et des sources imprimées.
Après avoir esquissé de manière plus globale le phénomène latino-américain dans les unités pédagogiques entre 1969 et 1990, nous retracerons l’histoire institutionnelle des établissements où ont étudié et enseigné, avant le coup d’État militaire dirigé par le général Augusto Pinochet, les exilés chiliens qui forment notre corpus d’étude. Finalement, nous aborderons la question des enseignements que ces Chiliens ont développés en France.
Le phénomène latino-américain dans les unités pédagogiques d’architecture
Ce sujet de recherche part du constat d’un nombre significatif d’architectes latino-américains qui enseignent dans les UP pendant les années 1970 et 1980. En effet, à ce jour nous avons recensé 33 individus pour cette période[2]. Nous les trouvons soit regroupés dans certaines UP, écoles que l’on pourrait qualifier de foyers[3], soit dispersés sur le territoire français où ils semblent davantage isolés du réseau latino-américain. Ce réseau s’étend de Paris[4] à Grenoble en passant par Toulouse, Rennes, Saint-Étienne, Lille, Strasbourg, Bordeaux et Marseille.
Quant aux données sociologiques révélées au cours de cette recherche, on remarque que la grande majorité des enseignants sont issus des générations des années 1930 et 1940 mais certains sont nés au cours des deux décennies précédentes. Un tiers d’entre eux sont chiliens, un quart argentins, un quart brésiliens, les autres étant venus de l’Uruguay, du Pérou et de Cuba. Concernant l’origine sociale de ces protagonistes, dont seulement 10 % sont des femmes, l’éventail se déploie de la classe moyenne modeste à la grande bourgeoisie. La plupart étaient déjà professeurs dans les facultés d’architecture de leur pays, métier exercé parallèlement à une pratique libérale souvent naissante. Si certains enseignaient en France avant 1968, 24 d’entre eux (soit 73 %) sont entrés dans l’enseignement entre 1970 et 1976. Et cette concentration peut s’expliquer par le fait du durcissement des régimes autoritaires et militaires du Cône sud.
Les enseignants chiliens : entre migration volontaire et exil
Sur les neuf enseignants chiliens recensés, trois n’étaient pas des réfugiés politiques. Pablo Ortuzar (né en 1942), qui enseigna à Rennes de 1974 à 2005, avait rejoint l’Europe en 1971 pour rendre visite à différents membres du réseau d’intellectuels, de philosophes et de poètes de l’école de Valparaiso[5]. Emilio Duhart (1917-2006) avait été sollicité pour former l’équipe enseignante d’UP7 : il y enseigna de 1970 à 1985[6]. Enfin, Fernando Montes (né en 1939) avait obtenu une bourse universitaire en 1969 pour aller en Allemagne, travailler auprès de l’architecte Egon Eiermann[7]. Il rejoignit l’équipe enseignante de Strasbourg en 1973 avant d’intégrer UP6 en 1975.
Les exilés représentent ainsi deux tiers des enseignants chiliens : Adriana Araneda (née en 1935, enseignante à UP6 de 1975 à 2001), Carlos Martinez (1930-2011, enseignant à UP6 de 1974 à 1991), René Urbina (1922-2015, enseignant à l’UP de Toulouse de 1975 à 1985), Ugo Saa (enseignant à l’UP de Strasbourg de 1976 à 1980) et Boris Benado (né en 1945, enseignant à l’UP de Bordeaux de 1977 à 1992) étaient menacés par le nouveau régime en place et ils ont migré vers la France à la fin de 1973 ou au cours de l’année suivante. Trois d’entre eux se sont réfugiés à l’ambassade de France. Certains ont été pris en charge par des organisations humanitaires et redirigés à leur arrivée en France dans des foyers de travailleurs[8]. Carlos Martinez[9] et Francisco Aedo[10] (malheureusement disparu avant de pouvoir rejoindre la France) ont bénéficié de lettres d’offre de poste d’UP6, laquelle avait mis au point des mécanismes pour faire sortir du Chili des prisonniers politiques et des personnes en danger. D’autres ont connu des chemins plus sinueux, comme Boris Benado, qui fut d’abord reçu comme réfugié politique en Suède et qui décida par la suite, en 1975, de partir en France[11]. Enfin, Juan Matas (né en 1945, enseignant à l’UP de Strasbourg de 1978 à 1988) était en France au moment du coup d’État afin de compléter ses études. Il devient de fait un exilé car son orientation politique l’empêche de retourner dans son pays d’origine.
On constate que les six Chiliens de notre corpus d’étude ont tous étudié à la Universidad de Chile, l’université publique située à Santiago du Chili. Tous, à l’exception de Juan Matas qui a suivi un parcours en sociologie, ont fréquenté la faculté d’architecture et d’urbanisme de cette même université. De quelle formation ont-ils bénéficié ?
L’enseignement de l’architecture à Santiago du Chili : deux facultés antagonistes
La capitale du Chili a vu au cours du XIXe siècle la création de deux pôles universitaires, tous deux très influents dans la sphère latino-américaine. Ces deux structures fondent leur identité sur des instances antagonistes : l’Église pour la Pontificada Universidad Catolica[12] (ci-après PUC) et l’État pour la Universidad de Chile (U.CH). Le système qui se met en place en ce qui concerne l’architecture, à la U.CH comme à la PUC, est un dispositif hybride combinant le modèle polytechnique et celui des beaux-arts. Comme les cours étaient donnés dans des facultés de sciences, l’architecture est d’abord considérée comme une simple ramification de l’ingénierie[13]. Néanmoins, la volonté des élites de posséder une architecture « cultivée » va permettre de développer une formation plus spécifiquement architecturale[14]. Et pour ce faire, des enseignants européens, issus de diverses écoles des beaux-arts, sont invités à donner des cours d’architecture dans les deux universités[15], généralisant la figure de l’architecte projeteur au détriment de l’ingénieur civil. La ressemblance entre les deux facultés s’arrête à ce point : le schéma pédagogique beaux-arts est le système dominant à la PUC jusqu’aux années 1950, tandis que la faculté d’architecture de la U.CH traverse des périodes de grande remise en question pédagogique à partir des années 1930[16]. Pour comprendre cet écart, il est nécessaire de parler de l’aspect politique des structures universitaires. Effectivement, la division de l’enseignement supérieur en deux entités distinctes a instauré une polarisation idéologique entre un secteur plus militant (U.CH) et un autre davantage conservateur (PUC).
Les protagonistes de cette recherche sont issus du pôle révolutionnaire ; ils sont donc les héritiers, voire les acteurs d’un système universitaire réformé en 1946.
Architecture intégrale : les études à la faculté d’architecture de la U.CH
La réforme de 1946 est née de la critique du caractère inadéquat d’une formation largement influencée par les beaux-arts face à une société sous-développée en pleine transformation[17]. L’accent est mis sur l’aspect social : l’architecte doit être au service de la communauté et répondre prioritairement aux secteurs les plus défavorisés. Cette démarche fait écho à une prise de conscience des mauvaises conditions de vie des classes les plus populaires et à l’émergence d’habitats informels, dont la visibilité est accrue par des gouvernements populistes[18]. La réforme est élaborée collectivement par le « centre d’étudiants » ainsi que par des groupes spontanés, appuyés par une fédération étudiante, la FECH, qualifiée de « très combative ». Selon Daniel Talesnik, le nouveau plan d’étude est avant tout le fruit d’un travail des leaders étudiants, principalement Abraham Schapira et du disciple de Hannes Meyer[19] Tibor Weiner, réfugié au Chili[20].
L’architecture est représentée par un schéma triangulaire symbolisant l’interaction de trois éléments, qui en sont les trois sommets : l’homme (la société), la nature (l’environnement) et le matériau (la matière constructible). Les côtés, qui sont les projections, font apparaître la plastique, l’esthétique et la technique. De ce schéma naît la figure de « l’architecte intégral », que les étudiants définissent comme « un architecte qui sache comprendre et sentir le phénomène complexe de la vie contemporaine et qui dispose des instruments et méthodes nécessaires pour résoudre les problèmes de son organisation spatiale[21] ».
Pour repenser la pédagogie, les étudiants font référence au premier Bauhaus, sous la direction de Walter Gropius, et aux expériences d’inspiration libertaire de l’Espagne républicaine, dans le prolongement de l’école rationaliste conçue par Francisco Ferrer au début du XXe siècle. L’idée est d’être constamment au contact de la matière et de la technique pour faire émerger une intelligence intuitive, dite émotionnelle[22].
D’un point de vue de l’organisation de l’enseignement, les modules de cours se divisent en quatre « blocs » : plastique, technique, sociologique et philosophique. Le cœur de l’apprentissage se fait au sein de l’atelier, intitulé « élémentaire » pour le premier cycle, et « central » pour le deuxième cycle. Quant au plan d’étude, il se découpe en deux parties : une phase d’analyse (de deux ans), suivie d’une phase de synthèse (de quatre ans). Selon Adriana Araneda, le premier cycle consistait à parcourir les bidonvilles de Santiago afin d’examiner la façon de vivre des habitants, comment ces derniers s’organisaient et s’approvisionnaient. Ces immersions participaient à la formation politique des étudiants[23]. De plus, la faculté regroupe en son sein quatre unités de recherche : Urbanisme et planification, Histoire et théorie de l’architecture, Édification expérimentale, Stabilité expérimentale[24]. S’additionne à cet ensemble un département de Construction, auquel les étudiants devaient participer au moins six mois pour y concevoir et réaliser des commandes de l’État ou de l’université.
Les six enseignants chiliens ont-ils transféré les doctrines de leur formation dans leur enseignement en France et comment ce transfert s’est-il opéré ? Nous avons choisi de nous focaliser sur les cas de trois d’entre eux qui nous semblent représentatifs et qui nous permettent d’aborder trois visions de l’enseignement de l’architecture.
Adriana Araneda (UP6) : du Vorkurs vers le paysage
Recrutée en 1975 à UP6 par une assemblée générale composée d’étudiants et d’enseignants[25], Adriana Araneda est accueillie par l’architecte Pierre Grobois. Elle intègre progressivement le groupe des plasticiens composé notamment par Esther Gorbato, Danielle Obled, Remigio Dalla Valle[26]. Elle encadre à UP6 des « groupes d’accueil », soit des modules d’initiation à l’architecture, et mène des ateliers de projet[27].

Fig. 1 – « Extrait de l’interview réalisé par Ph. Fouquey et A. Schimmerling auprès de Carlos Martinez », Le Carré bleu, n° 3, mars 1982.
Dans l’objectif de libérer la capacité de création des étudiants, Adriana Araneda met au point une série d’exercices convoquant la peinture, la fabrication de maquettes et l’installation, toujours dans un souci de relation à l’espace (fig. 1). L’intuition, la spontanéité, le jeu sont les moyens d’appréhender l’espace et de s’éveiller à la projection. Ce type d’exercice relève d’une pédagogie active, où l’apprentissage se fait au contact de la matière. Il s’agit également d’initier les étudiants aux différents outils à l’intersection de la plastique et de l’architecture. La couleur, la lumière, le volume, la texture sont des éléments qui sont explorés pour eux-mêmes ou de manière combinée. Adriana Araneda affirme s’être appuyée beaucoup sur l’enseignement de Johannes Itten, dont elle avait suivi des conférences à la U.CH, notamment sur les exercices menés dans son « cours préliminaire » ou Vorkurs. De fait, en poursuivant deux objectifs en parallèle – le développement de la créativité et celui de l’acuité dans la perception de notre environnement –, l’enseignement d’Adriana Araneda s’insère dans la pédagogie « analytique » des débuts du Bauhaus allemand ; pédagogie qu’elle avait déjà mise en place au Chili, en tant qu’assistante de Carlos Martner, puis en reprenant ses cours de plastique.
Dans les modules des cycles supérieurs, les exercices se déroulent dans des contextes réels et situés. Adriana Araneda s’intéresse tout particulièrement aux espaces extérieurs urbains, qu’ils soient publics ou privés. Elle encourage les étudiants à projeter des espaces verts comme des œuvres plastiques. Il ne s’agit pas de maîtriser les caractéristiques des espèces végétales – les modules qu’elle encadre sont toujours interdisciplinaires, avec des plasticiens et des architectes mais aussi des sociologues, des psycho-sociologues, des écologues, des historiens, des constructeurs… – mais de prendre des décisions en rapport avec les formes, les couleurs, la lumière et l’ombre.
Carlos Martinez (UP6) : l’obsession de l’industrialisation de l’architecture
Accueilli par Raoul Pastrana, Carlos Martinez rejoint en 1974 le groupe de projet GP7, mené en équipe avec Gustave Massiah et Jean-Paul Flamand. Affichant une visée professionnalisante, cet atelier de projet se fonde sur des thématiques sociologiques[28], donne un site concret aux étudiants et leur demande de comprendre les besoins des habitants, de formuler un programme cohérent et de le dessiner en se basant sur des solutions techniques réalisables. La revendication première de cet exercice est que le travail de l’architecte se fasse avec et pour les habitants, introduisant ainsi le thème de la participation. La méthode développée est maïeutique.

Fig. 2 – Exercices de groupes d’accueil à UP6, entre 1974 et 1980. Photographies prises par A. Araneda. Coll. part.
Toujours avec Raoul Pastrana, Carlos Martinez travaille à UP6 sur les questions d’industrialisation de l’architecture. Par des cours théoriques, il introduit l’histoire de la révolution industrielle et l’histoire des dimensions. Il présente les acteurs du secteur de la construction mécanisée et développe une analyse critique des réalisations architecturales ayant fait appel à ceux-ci. Par le projet, il pousse à explorer des systèmes de mécanisation et de préfabrication et tente de mettre au point une méthode de projet à partir de dimensions modulaires. Il aborde également les nouveautés informatiques, notamment le dessin et la conception assistés par ordinateur (DAO et CAO).
Cet intérêt pour l’industrialisation de l’architecture l’accompagnera tout au long de sa carrière, des recherches qu’il a menées au Chili à ses activités universitaires après son retour d’exil en 1992 en passant par ses années d’enseignement à UP6. On peut imaginer que cette fascination est liée à l’industrialisation récente de son pays d’origine et au développement de l’industrie de préfabriqués avant son départ précipité. Car le Chili expérimente la première unité de fabrication de panneaux de façade en béton armé en 1972, avec l’usine KPD. Et ce type de conception est le moyen de répondre, par une production standardisée, donc plus économique et plus rapide, à la profonde crise du logement que traversait le pays. Le projet de Carlos Martinez était de lier l’université à la production (comme l’avait fait la faculté d’architecture de l’U.CH) pour rassembler en un même organisme l’enseignement, la recherche et la production (fig. 2).
Adriana Araneda et Carlos Martinez travaillent ensemble de 1984 à 1991, avec Raoul Pastrana, sur des problématiques urbaines latino-américaines dans le cadre d’un certificat qu’ils avaient monté, nommé « ADELANTE[29] ».
René Urbina (UP de Toulouse) : l’urbanisme sous l’influence de Manuel Castells
Professeur d’urbanisme et directeur du département de Planification urbaine de la U.CH avant le coup d’État militaire[30], René Urbina s’installe à Toulouse, du fait de la présence de proches dans la région. César Juvé, alors directeur de l’UP, lui propose un poste en 1974[31]. Urbina y développe un cours d’urbanisme et un séminaire sur les questions d’urbanisme et de dépendance.

Fig. 3. – Cours de René Urbina, « Introduction à l’urbanisme », UP de Toulouse, année 1985/1986. Coll. part.
Son cours d’introduction à l’urbanisme repose sur un recueil de textes choisis (fig. 3) : des extraits d’ouvrages de Barbara Habenstreit, de Le Corbusier, de Françoise Choay, de Lewis Mumford ou encore de Manuel Castells[32]. Le nom du séminaire qu’il conçoit avec Gérard Ringon et Raymond Malebranche reprend le titre d’un chapitre de La Question urbaine de Manuel Castells : « Urbanisation-développement-dépendance[33] ».
L’urbanisme y est abordé par des perspectives économiques à l’échelle mondiale, révélant le phénomène d’interdépendance de pays de l’hémisphère sud par rapport à ceux de l’hémisphère nord. Les trois enseignants forment un groupe de travail avec des étudiants pour constituer une base de données sur les questions de développement, de nourrir des réflexions sur le lien entre urbanisme et croissance, d’introduire les conflits qu’engendre la dualité de certaines notions (comme l’évoquent les binômes suivants : sous-développé/développé, traditionnel/moderne, pré-capitaliste/capitaliste) et de mettre en avant les thématiques de colonialisme et de domination. Contrairement à Carlos Martinez et à Adriana Araneda qui sont dans des mécanismes de projection à travers le dessin notamment, René Urbina se place dans un processus de réflexion et réinterroge les structures socio-économiques de la production d’espaces et de territoires.
Les recherches qu’il mène au sein de l’UP de Toulouse font écho à celles engagées à Santiago où il avait étudié et planifié l’urbanisation de certaines villes dans le Nord et dans le Sud du Chili[34], parallèlement aux travaux d’analyse et de prospective, réalisés avec ses élèves, sur les structures des campamentos[35], notamment celui de Nueva la Habana[36].
En guise de conclusion
Les trois architectes présentés dans cet article, issus du groupe étudié que constituent les exilés chiliens, se définissent comme des universitaires. Ils mettent en avant la recherche dans leur activité d’architecte-enseignant – que cela soit de la recherche en sciences sociales ou de la recherche par l’action. La pratique professionnelle est en effet secondaire, soit parce que l’intérêt qu’ils lui portent est moindre, soit parce qu’ils n’ont pas trouvé les conditions nécessaires leur permettant de la relancer.
Tous développent un enseignement basé sur celui pratiqué dans leur université d’origine, la Universidad de Chile. Les disciplines et modes de transmission que nous avons exposés étaient inexistants avant Mai 68 en France, où ils ont été implantés et consolidés grâce notamment à ces acteurs.
Nous avons retracé une histoire d’un certain renouvellement de l’enseignement de l’architecture au moment de la création des UP à travers le parcours de ce groupe d’enseignants chiliens. Néanmoins, ce sont des individus qui ne sont pas isolés : ils s’inscrivent dans des groupes, des sous-groupes, des « écoles de pensée » des UP et conçoivent des modules et des ateliers en collaboration avec les autres enseignants qui y exercent. De plus, les liens qu’ils tissent entre compatriotes permettent de dessiner un réseau inter-UP : Carlos Martinez et Adriana Araneda ont enseigné ensemble, René Urbina travaillait avec Ugo Saa par le biais de jurys de TPFE communs, Adriana Araneda était considérée comme un membre de la famille Urbina, Boris Benado côtoyait Juan Matas durant ses années à Strasbourg, Juan Matas et Ugo Saa se croisaient au moment d’événements en soutien au peuple chilien à Strasbourg[37], etc. Par ailleurs, les relations et collaborations avec d’autres ressortissants du Cône sud, internes ou externes aux UP mais appartenant toujours au champ de l’architecture, révèlent et esquissent une constellation latino-américaine relativement complexe.
[1] À l’instar de l’Institut de l’environnement, qui avait fait appel à d’anciens professeurs de la Hochschule für Gestaltung d’Ulm ; cf. Tony Côme, L’Institut de l’environnement : une école décloisonnée. Urbanisme, architecture, design, communication, Paris, B42, 2017.
[2] Cette liste a été constituée à partir des archives des écoles d’architecture (programmes pédagogiques, dossiers personnels des ressources humaines, etc.).
[3] On peut considérer comme foyers UP6 (avec sept enseignants dont la grande majorité sont chiliens ou argentins), Strasbourg (dix enseignants recouvrant un éventail de nationalités plus large), UP8 (cinq enseignants) ou encore Grenoble (pôle brésilien avec trois enseignants formés à São Paulo).
[4] Notamment UP6, UP7, UP8.
[5] Il s’est rendu à Londres pour voir Jonathan Boulting puis à Paris pour rejoindre Michel Deguy et François Fédier. Entretien avec Pablo Ortuzar (février 2019).
[6] Cf. Veronica Esparza Saavedra, « Emilio Duhart Harosteguy, un arquitecto integral: 1935-1992 », thèse en histoire et théorie de l’architecture, Universidad Politécnica de Cataluña, 2015.
[7] Entretien avec Fernando Montes (avril 2018).
[8] À Massy pour Adriana Araneda, à Paris (rue de la Glacière) pour René Urbina. Entretiens menés avec Adriana Araneda en 2018, et avec Cristian Urbina en 2019.
[9] Cf. lettre datée du 12 décembre 1973, tirée du dossier personnel de Carlos Martinez. Archives ENSAPLV.
[10] Entretien avec Adriana Araneda (juin 2018).
[11] Échanges avec Boris Benado (mars 2018).
[12] Établissement où ont été formés Emilio Duhart et Fernando Montes mais aussi, entre autres, Borja Huidobro.
[13] Voir les ouvrages publiés à l’occasion des 150 ans de la faculté d’architecture de la U.CH et des 100 ans de la faculté d’architecture de la PUC : Patricio Basaez Yau (dir.), 150 Años de Enseñanza de la Arquitectura en la Universidad de Chile. 1849-1999, Santiago, Facultad de arquitectura y urbanismo U.Chile, 1999 ; Wren Strabucchi Chambers (dir.), Cien años de arquitectura en la Universidad Católica. 1984-1994, Santiago, Ediciones ARQ, 1994.
[14] Fernando Pérez Oyarzun, « Santiago de Chile 1890. El arribo de las Bellas Artes », in Wren Strabucchi Chambers, op. cit.
[15] Notamment Claude François Brunet de Baines puis Lucien Ambroise Hénault à la U.CH et Emilio Jecquier à la PUC.
[16] Max Aguirre González, La arquitectura moderna en Chile (1907-1942) Revistas de arquitectura y estrategia gremial, Santiago, Editorial Universitaria, 2012.
[17] « Fundamentos Conceptuales de la reforma », dossier issu des archives d’Abraham Schapira, transmis par Daniel Talesnik.
[18] Comme le gouvernement de Pedro Aguirre Cerda, surnommé le président des pauvres.
[19] Professeur et directeur du Bauhaus de 1928 à 1930.
[20] Daniel Talesnik, « The Itinerant Red Bauhaus, or the Third Emigration », thèse en histoire et théorie de l’architecture, New York, université Colombia, 2016.
[21] Traduction personnelle de « Fundamentos Conceptuales de la reforma », op. cit.
[22] Ibid.
[23] Entretien avec Adriana Araneda (juin 2018).
[24] « Extrait de l’interview realisée par Ph. Fouquey et A.Schimmerling auprès de Carlos Martinez », Le Carré bleu, n°3, mars 1982, p. 16-17.
[25] Dont l’un des participants était tombé sur son CV, traduit et distribué par un volontaire du foyer de travailleurs de Massy. Entretien avec Adriana Araneda, 2018.
[26] Groupe de plasticiens habitant pour la plupart la Cité fleurie (dans le 13e arrondissement) et luttant contre l’opération de destruction des ateliers de cette dernière.
[27] Les informations de ce paragraphe sont tirées des archives de l’ENSAPLV : programmes pédagogiques, dossier personnel, polycopiés de cours.
[28] L’ensemble des informations de ce paragraphe est tiré des archives de l’ENSAPLV : programmes pédagogiques, programme de recherche au sein du laboratoire Tiers-Monde auquel Carlos Martinez participait, dossier personnel aux ressources humaines, polycopiés de cours. Ces sources ont été confrontées aux témoignages de Raoul Pastrana (2018).
[29] Adelante signifie « en avant » en espagnol ; c’est aussi l’acronyme de : Aménagement de l’espace latino-américain, nouvelles technologies, éco-développement.
[30] Dossier personnel. Archives ENSA de Toulouse.
[31] Entretiens avec Gérard Ringon (décembre 2018 et avril 2019).
[32] René Urbina, « Introduction à l’urbanisme », Unité pédagogique de Toulouse, cours polycopié, 1985. Archives privées de Gérard Ringon.
[33] Raymond Malebranche, Gérard Ringon, René Urbina, « Urbanisation-développement-dépendance », dossier n° 1 pour le séminaire permanent, 1976. Archives privées de Gérard Ringon.
[34] Entretien avec son fils, Cristian Urbina (mars 2019).
[35] Un type de bidonville : occupations politiques et très organisées de terrains privés ou publics.
[36] Christine Castelain-Meunier, « Histoire du Campamento Nueva Habana : Chili 1971-1973 », Espaces et Société, n° 15, 1975, p. 117-131.
[37] Entretien avec Juan Matas (mai 2019).
[Sommaire]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
chmc2 (18 novembre 2019). Industrialisation, Vorkurs et urbanisme de dépendance : l’apport des exilés chiliens à l’enseignement de l’architecture, 1973-1990. Politiques de la culture. Consulté le 15 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/mrmn