Jean Zay – La réorganisation des théâtres lyriques nationaux
À l’occasion du 60e anniversaire du ministère que nous célébrons en cette année 2019, le Comité d’histoire a entrepris la publication de grands textes ayant participé à la construction des politiques publiques de la culture et témoignant de l’histoire longue du « régalien culturel ». Ce projet se traduira par la mise en ligne régulière, au fil de l’année, de textes de différents registres -littéraires, juridiques, politiques- et de différentes périodes historiques -des Lumières à la création du ministère des Affaires culturelles.
Afin d’enrichir ce projet, le Comité recevra avec plaisir vos suggestions à l’adresse suivante : comitehistoire@culture.gouv.fr
Jean Zay,
Projet de loi portant réorganisation des théâtres lyriques nationaux – 1939
Présenté au nom de M. Albert Lebrun, par M. Camille Chautemps, par M. Georges Bonnet, par M. Jean Lebas et M. Jean Zay.
Extrait
Jusqu’ici l’État, en dépit d’un contrôle exercé dans les limites fixées par les cahiers de charges, restait en sorte […] spectateur des exploitations, et se bornait, par des subventions, à aider des directeurs plus ou moins indépendants, leur laissant le soin de se procurer par leurs propres moyens les fonds complémentaires. En pareille matière, cette conception du rôle de l’État nous semble devenue beaucoup trop étroite. Le haut intérêt d’éducation nationale et la valeur du prestige mondial que représentent nos théâtres exigent que dans les conditions économiques et sociales aujourd’hui, l’État assume directement la responsabilité financière des exploitations, comme il assume celle de tant de musées et de tant d’écoles : le théâtre n’est-il pas aussi nécessaire que le musée ou l’école pour permettre à une démocratie de défendre la culture et d’en faire bénéficier le plus grand nombre possible de citoyens ? Rappelons que pendant la Révolution, et jusqu’en 1831, période de régie, c’est cette conception qui prévalut et qu’auparavant, de 1760 à 1789, la même idée se manifestait sous une autre forme, puisque le déficit des exploitations était comblé par la cassette royale. Faute de cette « prise en charge » par l’État, il serait vain d’espérer en l’avenir. Il suffit d’un coup d’œil sur la courbe des dépenses et sur celle des recettes pour s’assurer que nos grandes scènes, qui déjà ne connaissent plus qu’une existence précaire, inquiète, bien peu faite pour favoriser leur épanouissement artistique, ne vivront pas. […] Nous avons à choisir entre une irréparable perte pour la culture nationale ou un sacrifice financier dont l’importance demeure faible si on la compare à celle de son objet.
[…]
Il va sans dire que le sacrifice demandé doit être subordonné à une modification de régime administratif qui donne à l’État toutes les garanties nécessaires, qui lui assure, sinon directement la gestion financière et artistique – car il ne saurait s’agir en aucune manière de nationaliser la production théâtrale et de subordonner l’art aux contingences politiques – mais le contrôle réel, efficace permanent et la direction supérieure de cette gestion.
La réforme s’applique à l’Opéra et à l’Opéra-Comique. […] D’autre part, pour affirmer notre désir d’associer l’État à la crise si grave du théâtre parisien et provincial, nous vous soumettrons un mode d’exploitation du théâtre populaire par l’Odéon ; enfin, pour associer la province à cette tentative de rénovation théâtrale et pour rendre à un très vaste auditoire le goût, actuellement en régression, de fréquenter régulièrement les théâtres provinciaux, pour sauver su chômage tant de travailleurs du spectacle, nous solliciterons un crédit de subvention au profit des plus grandes scènes municipales.
[…]
I. Théâtres lyriques
[…]
Quel régime substituer à celui de la concession ? Faut-il admettre la gestion directe par l’État ? Si le régime de la concession s’accompagne nécessairement de tous les inconvénients artistiques et financiers d’une liberté excessive, la gestion directe par l’État produirait sans nul doute, des inconvénients contraires. Un régisseur enfermé dans les strictes limites des règlements financiers applicables aux fonctions de cette nature ne jouirait ni de la liberté ni de l’initiative indispensable à une administration aussi vivante, aussi « sensible » qu’une organisation théâtrale.
Nous avons arrêté notre choix sur un système dont le principe […] consiste à confier les théâtres lyriques à un établissement public pourvu de l’autonomie financière. Susceptible, dans le cadre de la réglementation générale des établissements publics, d’une réglementation particulière adaptée aux besoins, cet organisme permettra un régime plus souple que celui de la régie et donnera à l’État des garanties égales. Notre projet se borne à poser le principe de cette « Réunion des théâtres lyriques nationaux » laissant à un règlement d’administration publique le soin de déterminer les modalités d’application. […]
Dans une lettre rectificative sur le projet du budget de 1938, nous vons demandons l’octroi à la Réunion des théâtres lyriques d’une subvention. Celle-ci est assez importante pour répondre à la conception nouvelle du rôle de l’État et pour mettre la Réunion à l’abri de cette perpétuelle incertitude du lendemain dont les directeurs concessionnaires ont toujours souffert et qui paralysait souvent leur action. Nous vous proposons d’accorder à la Réunion des théâtres lyriques nationaux une subvention globale de 43 millions.[…]
III. Odéon et Théâtre populaire
[…] Étant donné notre désir de coordination administrative dans le domaine des théâtres nationaux, nous croyons préférable d’instituer une organisation nouvelle ayant pour base le théâtre de l’Odéon. Ce théâtre enrichirait ainsi sa propre activité et les représentations populaires gagneraient à être organisées sur la scène d’un théâtre normalement constitué. Ces représentations populaires pourraient ainsi bénéficier de l’expérience de l’Odéon ; elles disposeraient des éléments qui leur manquaient auparavant, c’est-à-dire d’une troupe, de décors, d’un répertoire, sans préjudice des ententes qui continueraient d’être conclues avec d’autres théâtres pour leur assurer, comme par le passé, une grande variété. Nous envisageons que ces représentations pourraient être données dans la nouvelle salle du Trocadéro, qu’il paraît difficile, étant donné la pénurie de vastes salles, de ne pas utiliser à cette fin, bien qu’elle soit trop éloignée des arrondissements les plus peuplés, à la Salle Pleyel, dans des salles de la périphérie et de la banlieue, dans des théâtres de province.
Cette conception assurera une large diffusion de manifestations d’art dramatique et lyrique dans les milieux les plus variés et elle aura infailliblement pour résultat de ressusciter le goût du théâtre au cœur de ceux que le sport et le cinéma en avaient, depuis trop longtemps, écartés.[…]
IV. Théâtres de province
Les représentations que pourront organiser en province, soit l’Odéon au titre des spectacles populaires, soit la Réunion des théâtres lyriques, soit la Comédie-Française, ne sont pas la seule forme que nous désirons donner à l’effort nécessaire pour ranimer la vie théâtrale dans les départements. Il existe, dans les grands centres, d’importants théâtres municipaux qui sont et qui devraient être, de plus en plus, de permanents foyers d’art et de culture. Or, la plupart sont aux prises avec de telles difficultés matérielles, souffrant de la concurrence du cinéma, de la radiophonie, du sport, qu’ils ne font que végéter.
Les pouvoirs publics ne peuvent se désintéresser de cette situation alarmante. Nous envisagerons une aide aux scènes de province et l’attribution d’allocations aux théâtres municipaux.
En contre-partie de ces subventions nouvelles, l’État demanderait aux théâtres municipaux ainsi favorisés d’établir, avec lui, dans une collaboration confiante et loyale, la liste des œuvres dramatiques et lyriques les plus dignes d’être offertes au suffrage artistique du public. Il leur demanderait aussi de se livrer à quelques tentatives de décentralisation en apportant leur répertoire sur les petites scènes des sous-préfectures privées depuis trop longtemps de manifestations théâtrales. Pour rendre au théâtre la place qui lui est due dans la vie spirituelle du pays, il ne suffit point de faire vivre avec éclat les grandes scènes parisiennes ; il importe, par-dessus tout, de rallumer les chandelles éteintes sur tant de petites scènes de provinciales qui surent faire, jusqu’au début de la guerre, les délices d’un public de connaisseurs et d’habitués. […]
Au lendemain des remarquables représentations organisées pendant l’Exposition par certains pays étrangers qui font pour leurs théâtres les plus larges sacrifices, nous sommes convaincus que le Parlement tiendra à nous engager enfin dans la voie où tous les grands Etats sont entrés, qu’il n’hésitera pas à régénérer et à sauver en France l’art musical et l’art dramatique, éléments séculaires de notre culture et de notre civilisation.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
chmc2 (25 novembre 2019). Jean Zay – La réorganisation des théâtres lyriques nationaux. Politiques de la culture. Consulté le 15 février 2025 à l’adresse https://chmcc.hypotheses.org/9967